lundi 26 octobre 2015

De quoi se mettre en colère (Chronic)

Michel Franco est un réalisateur mexicain dont l’ascension dans la cinéphilie internationale semble irrésistible. Elle doit tout au festival de Cannes. Son premier long-métrage y a été sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs (« Daniel y Ana », 2009). Il est revenu à Cannes en 2012 pour son deuxième long-métrage, « Después de Lucía », remportant le prix Un Certain Regard. Cette année, il a atteint la plus prestigieuse des sélections avec son troisième long-métrage, « Chronic », récompensé du Prix du scénario. Trois longs-métrages seulement, et il ne lui manque déjà plus que la Palme d’or.


Malsaine mise en scène
C’est un euphémisme de dire à propos de « Chronic » que ce n’est pas un film joyeux. Il raconte la vie d’un infirmer, appelé David et interprété par Tim Roth, s’occupant de plusieurs malades en phase terminale. Vu la dureté du sujet, il ne doit pas avoir été beaucoup abordé au cinéma. La description de ce métier est donc intéressante dans ce qu’elle révèle des comportements humains (dans le film, l’infirmier et le malade dont il s’occupe nouent d’étranges relations d’inter-dépendance, que la famille du malade ne comprend pas). Mais une chose est sûre : il ne fallait surtout pas raconter ce métier comme l’a fait Michel Franco. Ni avec cette mise en scène, ni avec ce scénario.
Si « Chronic » est un très mauvais film, peut-être le plus mauvais sorti au cinéma cette année, ce n’est pas parce qu’il est mal filmé, ou que son réalisateur maitrise mal les techniques cinématographiques – bien au contraire. C’est parce qu’il est ignoble. Michel Franco montre frontalement la déchéance des malades dont s’occupe David, d’une manière extrêmement crue. Sa mise en scène relève d’une fausse pudeur qui ne devrait tromper personne, car elle ne vise qu’à faire choc. La maladie est horrible, mais la montrer ainsi ne fait honneur à personne, et surtout pas aux malades. Avec ce film, Michel Franco joue en fait avec ses spectateurs en se protégeant derrière la vérité de ce qu’il décrit. Son réalisme cru lui sert de caution pour manipuler les spectateurs, le choquer par sa frontalité et donc par son courage de cinéaste, sa lucidité. Or non : cette mise en scène est bassement sensationnaliste, et n’utilise que des procédés fallacieux. La preuve indiscutable de la tromperie de la réalisation arrivera (comme un coup de grâce) à la toute fin du film, inénarrable par sa bêtise.
Que « Chronic » ait été sélectionné en compétition à Cannes relève donc d’une très lourde erreur. Qu’il ait en plus été récompensé relève du scandale. Ce que montre ce film du cinéma de Michel Franco ne mérite pas qu’on l’encourage.

On retiendra…
Qu’il ne faut pas voir ce film, pour des raisons morales pourrait-on même dire.

On oubliera…
Une mise en scène qui, sous couvert de réalisme, ne vise qu’à choquer ses spectateurs pour démontrer une virtuosité cinématographique qui n’a rien à voir avec le sujet du film.


« Chronic » de Michel Franco, avec Tim Roth, Sarah Sutherland,…

vendredi 23 octobre 2015

L’inspiration reviendra (L’homme irrationnel)

Woody Allen, 49ème. Le film annuel du réalisateur new-yorkais, à la régularité quasi sans failles, est donc sorti. Tourné en Amérique, dans l’état de Rhode Island, le film se déroule sur un campus universitaire accueillant un professeur de philosophie à la réputation sulfureuse. Joué par Joaquin Phoenix ayant grossi pour le rôle, ce philosophe est en pleine dépression, mais il retrouvera goût à la vie le jour où il décidera de commettre un meurtre « altruiste ». Dernièrement, Woody Allen s’était montré très en forme, avec « Blue jasmine » en 2013 (tout simplement l’un de ses meilleurs films) et l’enchanteur « Magic in the moonlight » l’année dernière. Cette année, il n’avait pas l’inspiration.


Léger coup de mou
Cette fois-ci, on n’arrive jamais vraiment à croire à l’histoire que Woody nous raconte. Les défauts (incorrigibles ?) de son cinéma sont ici plus présents : outre le côté très bourgeois de ses longs-métrages, une description d’un milieu, le campus universitaire, pleine de clichés (et qui ne sont pas drôles), et un propos très simple (une soi-disant réflexion sur l’importance du hasard et du danger dans nos vies) qui vire ici au ridicule car il est exprimé lors de leçons de philosophie – auxquelles on ne croit donc pas une seconde.
Narrativement comme cinématographiquement, le film ne propose aucune surprise. Woody n’y tente rien de nouveau, rien qu’il n’ait déjà raconté ou filmé dans son abondante filmographie. Le seul étonnement viendra de la scène où le professeur de philosophie aura la révélation qu’il doit tuer quelqu’un : un virage narratif tellement tiré par les cheveux que le réalisateur ne trouvera pas d’autre moyen de justifier ce coup de folie qu’en mettant « irrationnel » dans le titre du film.
Etant moins réussi que les précédents, on a donc le sentiment de voir un film mis en scène en « pilotage automatique » par le réalisateur. Ce n’est pas déplaisant – Joaquin Phoenix est toujours aussi étrange et Emma Stone charmante –, c’est fait avec un grand savoir-faire, mais c’est complètement dispensable. Woody a livré son film annuel. L’inspiration reviendra.

On retiendra…
Quelques gags font mouche. Joaquin Phoenix s’amuse et Emma Stone est très belle.

On oubliera…
Trop peu crédible, le film est embarrassé de ses clichés et développe un propos bien maigre.

« L’homme irrationnel » de Woody Allen, avec Joaquin Phoenix, Emma Stone,…

Cramoisi (Crimson peak)

« Crimson peak » : derrière ce titre étrange (qui se traduirait par « Sommet cramoisi ») se cache une histoire gothique de fantôme et de maison hantée. Un genre auquel Guillermo del Toro, le réalisateur génial des « Hellboy » et du « Labyrinthe de Pan », semblait prédestiné. Il s’y attaque avec sérieux, respect et habileté.


Sérieux et respectueux
N’était l’apparition récurrente à l’écran d’un spectre, le réalisateur semble avoir contenu pour cette histoire sa fantaisie débordante (voire délirante). Obéissant à une forme classique (dans le sens mélioratif du terme), del Toro traite cette histoire de maison hantée et de secrets familiaux au premier degré, se reposant pour faire vivre cette histoire sur les interprétations impeccables de Mia Wasikowska et Tom Hiddleston, dont le physique convient parfaitement à ces rôles archétypaux de baron séducteur mais maléfique et de jeune rêveuse perturbée par des démons.
Cependant, trop respectueux, tant dans ses références parfois trop explicites (l’indépassable (?) « Shining » en tête, mais aussi « La maison du diable »), que dans l’obéissance aux codes du genre, le fantasque Guillermo del Toro s’est peut-être montré trop sage en cherchant à s’inscrire dans le « canon » du film gothique. Le scénario de « Crimson peak » est très bien construit mais est mis en scène avec une telle attention qu’il se devine quelque peu à l’avance. Ainsi, la révélation du grand secret du film n’étonnera ainsi personne.

Beau et horrible
Et pourtant, Guillermo del Toro réussit quand même son coup. S’appuyant (c’est sa signature) sur des effets spéciaux traditionnels et des décors réels, le film diffuse un charme enchanteur, et fait naître une émotion qu’aurait noyé le numérique. L’effroi est d’autant plus vif lorsqu’il est provoqué par des effets simples, quasi forains, dont le réalisateur use avec habileté.
« Crimson peak » est surtout d’une beauté magnifique. Le manoir où se déroule la majorité de l’action est une collection de bonnes idées de décor, habilement exploitées, à l’image de ce gisement d’argile qu’exploite le baron et dans lequel s’enfonce le manoir. Le rouge de cet argile s’immisce partout dans le manoir et envahit peu à peu l’écran, jusqu’à un final très sanglant, surprenant car flirtant avec le gore. C’est assez douloureux à regarder, et pourtant c’est sublime. La très belle musique de Fernando Velazquez ajoute encore à l’émotion du final.
A la conclusion du film, le charme a opéré : saisi par la beauté macabre de cette histoire, on a déjà envie d’y refaire un tour. Ce qui est un marqueur certain de la réussite du long-métrage (et une caractéristique de tous les films de del Toro).

On retiendra…
La beauté du film, qui tient à ses décors fabuleux, à sa mise en scène soignée et sa superbe bande originale. Le final gore.

On oubliera…
Le scénario ne ménage aucune réelle surprise, inscrivant le film dans un respect du genre de la fiction gothique qui n’est que discrètement détourné.

« Crimson peak » de Guillermo del Toro, avec Mia Wasikowska, Tom Hiddleston, Jessica Chastain,…

mardi 29 septembre 2015

Scruter l'écran (Ni le ciel, ni la terre)

Dans une vallée afghane, des soldats français surveillent la frontière avec le Pakistan. De leurs postes d’observation, les soldats se relaient pour scruter jour et nuit la vallée, un brûlant désert de roches. On se demande au départ s’il ne s’agit pas d’un film de science-fiction. La photographie terreuse et l’aridité des montagnes de la vallée du Wakhan font que ces paysages paraissent ceux d’une autre planète. Les soldats qui la surveillent ne ressemblent plus à des êtres humains. L’équipement militaire mécanise leur silhouette, que ce soit les protections qu’ils endossent, les armes qu’ils portent, ou les optiques augmentant leur vision. Lorsqu’ils se rendent au village voisin de leur base, celui-ci semble en être resté au Moyen-Âge. Le contraste entre les deux niveaux technologiques est frappant. La toute-puissance des soldats occidentaux saute aux yeux. Par la seule force de l’image, est posée la question de l’ingérence.


Documentaire et fantastique
Cette force documentaire ferait déjà de « Ni le ciel ni la terre » un formidable film sur la guerre moderne. Mais la fiction s’aventure rapidement dans un registre fantastique : au cours des nuits, des soldats disparaissent, sans laisser de traces, inexplicablement. Les soldats se retrouvent confrontés à une faille du réel, qu’ils observent pourtant à longueur de journée, et sur tous les spectres : à la jumelle, par les visées amplificatrice, ou par thermographie grâce aux caméras infrarouge. A la tension déjà latente associée à la surveillance d’une frontière d’un pays en guerre  (la menace de l’irruption, à tout moment, d’une bande armée), s’ajoute celle, purement fantastique, du danger de ces disparitions. C’est donc une grande tension qui parcourt ce long-métrage, qui met face à l’inexplicable ces hommes pourtant dotés de grandes capacités de lecture du réel. On voit son résultat sur les visages et les comportements des soldats. Le désarroi du capitaine, interprété avec intensité par Jérémie Renier, est particulièrement émouvant : la perte des repères entraînée par ces disparitions semble le diriger peu à peu vers la folie.
La quête de sens des soldats devient celle du spectateur, anxieux lui-aussi de savoir si le film trouvera ou non une explication rationnelle. Le fantastique est d’autant plus inquiétant que le film apparait comme très réaliste, et réciproquement : réalisme et fantastique se nourrissent l’un l’autre, tout en s’opposant. Cette opposition travaille le spectateur, qui se met lui-aussi à scruter l’écran, à la recherche d’explications cachées. Peut-être en vain, car la vision humaine reste aveugle à ce qu’elle ne veut pas voir, comme le montrent plusieurs scènes où des camouflages mystifieront autant les personnages du film que les spectateurs du long-métrage.
« Ni le ciel ni la terre » n’est que le premier long-métrage du plasticien Clément Cogitore. Mais il a déjà tout d’un chef-d’œuvre.

On retiendra…
La tension permanente de ce film qui possède une valeur documentaire tout en évoluant dans le registre ambigu et terrifiant du fantastique.

On oubliera…
La mise en scène tombe à de rares moments dans l’écueil de la sursignification.


« Ni le ciel ni la terre » de Clément Cogitore, avec Jérémie Renier, Kévin Azaïs,…

vendredi 25 septembre 2015

L'arnaque continue (Agents très spéciaux)

Initiée par Steven Soderbergh, cette adaptation d’une série télévisée des années 60 a un temps intéressé Georges Clooney puis Tom Cruise, avant que Soderbergh ne prenne sa « retraite » cinématographique. Le projet de film a alors été confié alors à Guy Ritchie, l’auteur de l’inénarrable « Revolver », et a donc nettement perdu en allure.
« Agents très spéciaux » cherche à ressusciter l’esprit devenu classique des films d’espionnage de l’époque de la Guerre Froide, mais avec humour. Il raconte en effet la collaboration forcée d’un agent secret américain et de son homologue russe, pour déjouer un complot international. Repris par Ritchie, ce projet était voué à l’échec : « Agents très spéciaux » est une nouvelle démonstration, longue de deux heures, de la nullité du cinéma de ce réalisateur.


La mitraillette de Tchekhov
 On a le sentiment que quel que soit leur sujet, les films de Ritchie ne seront jamais bons. Ritchie considère la narration comme une mécanique. Les péripéties s’enchainent, d’une manière toujours extrêmement logique. Les scènes sont montées bout à bout sans qu’aucune ne décolle de sa nécessité de faire progresser l’intrigue. On sent en permanence que ce qui est montré a une raison, que ce qui est montré a été pensé par le réalisateur. Impossible, donc, d’être emporté par l’histoire. A ce stade, Guy Ritchie n’emploie plus la technique du « fusil de Tchekhov », mais invente la « mitrailleuse de Tchekhov ».
Comme son cinéma est très premier degré car tout y fait sens, Ritchie s’emploie a complexifier les montages de ses films, les faisant paraître à des puzzles. Ses personnages, espions manipulateurs, effectuent régulièrement des gestes anodins qui paraissent un peu bizarres sur le coup, mais sur lesquels la mise en scène insiste. Ces gestes sont invariablement rattrapés par le montage pour en expliquer le sens, plus tard, dans des très courts flash-back. Ce procédé est suremployé par Guy Ritchie, au point de devenir répétitif jusqu’à la lassitude, puis l’ennui. Il ne fait qu’insister sur l’artificialité de la mise en scène. Cette sophistication dessert donc complètement le film tant elle est lourde et prévisible. Certains la prennent pour de la virtuosité. Le problème, c’est que l’on sent bien que Gy Ritchie fait partie de ces « certains ».
Le réalisateur n’a toujours pas modéré sa prétention. Se croyant le parangon du « cool », Ritchie multiplie les effets de tape-à-l’œil tel que les split screens et les répliques qui claquent, courant en permanence après une « classe » complètement factice. Le problème est toujours le même : en faisant porter l’attention des spectateurs sur ses procédés de mise en scène (« Regardez comme je suis virtuose ») plutôt que sur l’histoire, Ritchie désinvestit les spectateurs de celle-ci, et plus rien ne provoque d’émotion.

Des stéréotypes très lourds
Il est tout de même une émotion que Guy Ritchie souhaite communiquer à ses spectateurs autre que l’admiration pour son propre talent, c’est le rire. Les différences culturelles entre les agents secrets des deux blocs ont sûrement été la source d’un grand nombre de scènes comiques dans la série télévisée originelle. Etait-ce déjà le cas dans le matériau de départ, ou les traits ont-ils été grossis pour le spectateur du XXIème siècle (pour qui la Guerre Froide appartient à l’Histoire) ? Quoi qu’il en soit, les confrontations entre les deux agents sont des pures caricatures, extrêmement grossières, désolantes plutôt que drôles. Pour interpréter des personnages aussi stéréotypés, Henry Cavill et Armie Hammer n’ont pas d’autres choix que le cabotinage.
Lourd, m’as-tu vu et sans consistance, cet « Agents très spéciaux » de Guy Ritchie fera donc regretter à jamais le projet de Soderbergh avec Tom Cruise.

On retiendra…
Une réplique drôle.

On oubliera…
La réalisation prétentieuse de Guy Ritchie, qui vide le film de toute son émotion.

« Agents très spéciaux, code U.N.C.L.E » de Guy Ritchie, avec Henry Cavill, Armie Hammer, Alicia Vikander,…

jeudi 10 septembre 2015

La fiction et la falsification (Les falsificateurs, Les éclaireurs, Les producteurs)

Sliv Dartunghuver, le héros de cette trilogie romanesque, est membre d’une société secrète, nommée « CFR » pour « Consortium de Falsification du Réel », qui s’emploie à modifier l’Histoire pour infléchir le présent dans une direction, appelée Plan, connue par les seules instances dirigeantes du CFR, le Comité Exécutif. Les agents de cette organisation travaillent donc à inventer des « scénarios » puis à falsifier toutes les sources qui feront passer ces fictions pour la réalité. Excepté l’impératif de veiller à garder secrète l’existence du CFR, la seule contrainte à laquelle obéissent les agents lors de l’écriture de leur scénario est le respect du Plan.
Connaître le Plan, et donc la finalité de cette vaste entreprise de falsification du réel qu’est le CFR, tel est le but de Sliv Dartunghuver, qui va s’efforcer pour cela de monter les échelons hiérarchiques qui le séparent de la révélation du Plan.

Les falsificateurs : un début laborieux
C’est cette ascension que nous raconte Antoine Bello dans les deux premiers romans de sa trilogie, qui débute par « Les falsificateurs » (2007). C’est donc par ce roman qu’Antoine Bello présentera, jusque dans ses moindres détails, le fonctionnement aux rouages parfois complexes de la société secrète qu’il a imaginé. Les informations sont révélées au lecteur au fur et à mesure qu’elles sont expliquées à Sliv.


Le vertige saisit le lecteur à la lecture des premières pages du roman lorsqu’il découvre cette idée qu’il est possible de modifier la réalité en changeant simplement (mais avec une extrême attention) un faisceau de sources, et qu’une société y consacre toute son activité. Le parallèle avec la littérature est en effet immédiat : le CFR écrit l’Histoire comme un romancier écrit une fiction. En brouillant la frontière entre histoire et Histoire, Bello crée un outil de réflexion puissant sur le pouvoir et la nécessité de la fiction. Le vertige provient des interrogations dickiennes que Bello soulève sur le réel (Quelle est la part de fiction dans notre réalité ? Vivons-nous en fait dans une fiction ?)…
Mais ces interrogations comme ce vertige s’essouffleront très (très) vite tant le romancier astreint son récit à la trajectoire, extrêmement classique, d’un roman initiatique. Les péripéties sont téléphonées (on devine bien avant le héros les méprises qu’il commet), et l’ascension irrésistible du héros ne connaît presque aucun obstacle. Elle se déroule donc, mécaniquement, de page en page.
Ce déroulé mécanique est encore renforcée par l’écriture d’Antoine Bello, certes fluide, mais sans aspérités ni fulgurances, très linéaire, qui ne vise qu’à l’efficacité et à la totale compréhension du lecteur. La manière dont l’auteur nous prend sans cesse par la main pour ne pas nous perdre et guider notre réflexion exaspère à chaque chapitre. Bello ne peut s’empêcher de tout expliquer à son lecteur, ce qui assèche considérablement la portée de son roman. On a ainsi l’impression de lire de la « science-fiction pour les nuls », et de la science-fiction qui ne tient pas debout qui plus est, tant l’existence de cette organisation apparaît comme bien improbable.
Ce que l’on regrette surtout, c’est que l’auteur reste obstinément rivé au déroulé de son histoire (qui n’a pourtant rien de passionnant) alors que son sujet appelait des manipulations du lecteur, des retournements de perspectives, des jeux au niveau de la narration du roman… Las, toute cette dimension « méta-romanesque » est totalement absente. La fiction de Bello aurait pu devenir un scénario d’un des agents du CFR, visant à distordre la réalité du lecteur. « Les falsificateurs » restera très sagement une simple fiction, molle et peu originale. Très loin de son potentiel.

« Les éclaireurs » : une fiction à la construction virtuose
Une fois « Les falsificateurs » refermé sur un sentiment d’échec, il me fallait de solides raisons pour poursuivre ma lecture de la trilogie d’Antoine Bello avec « Les éclaireurs ». Ces raisons furent très prosaïques : un prix littéraire, le prix France Culture-Télérama, lui a été décerné en 2009 et – promesse d’une lecture moins laborieuse – le nombre de pages des « Eclaireurs » est sensiblement inférieur à celui des « Falsificateurs ».


Or, bien m’en a pris d’avoir eu la curiosité de lire la suite malgré la déception du premier tome ! Dans « Les éclaireurs », Antoine Bello a vraisemblablement tiré les leçons des écueils de son précédent roman. A tel point que presque toutes les sources de regrets des « Falsificateurs » sont devenues dignes de louanges dans « Les éclaireurs ».
« Les éclaireurs » débute par les attentats du 11 septembre et se poursuit sur la préparation par les Etats-Unis d’une intervention militaire en Irak. En parlant d’histoire contemporaine, de faits connus voire vécus par le lecteur, le roman acquiert enfin la dimension « métaromanesque » que promettait son sujet. L’auteur manipule les sources dans son roman sans que l’on sache quelle part de fiction il y glisse. On se retrouve très vite incapable d’évaluer la relation entre vérité et fiction entretenue dans l’intrigue du roman. Sont-ce les vrais rapports qui sont cités dans le roman, les vrais discours ? Où commence la fiction, où s’arrêtent les faits ? La question surgit au détour de chaque page dans l’esprit du lecteur, mais est aussitôt balayée par le roman : que importe, en effet ? Le roman « Les éclaieurs », décrivant comment le CFR a falsifié la réalité menant à la guerre d’Irak, n’est-il pas déjà lui-même une falsification du réel ?
L’histoire imaginée par Antoine Bello questionne avec virtuosité notre rapport avec la vérité, en démontrant – cette fois-ci, exemples « historiques » à l’appui – que l’esprit humain lui préfère la fiction. Comme dans « Les faslificateurs », la démonstration est très didactique, l’écriture de Bello étant toujours animée des mêmes intentions de clarté, mais la vitesse des échanges entre les personnages et la succession – trépidante ! – de rebondissements et révélations font oublier ce didactisme des dialogues et l’efficacité du style. La lecture est une source permanente d’excitation intellectuelle. Le rythme soutenu des péripéties, les ellipses parfois brutales qui accélèrent le récit et font sauter les temps morts, alimentent cette excitation.
Dans sa dernière partie, le roman devient une réflexion très intéressante sur l’importance de la fiction. Le parallèle entre les activités du CFR et la littérature était une évidence depuis le début de la trilogie, mais il est enfin exploité avec sens dans « Les éclaireurs ». Sliv et ses collègues prennent un plaisir fou à écrire leurs fictions et à les rendre réelles, tout en ignorant la finalité de cette activité. La révélation de cette finalité à Sliv et au lecteur est une surprise qui ouvre des nouveaux champs de réflexion, que le romancier explorera dans les derniers chapitres et ceux du dernier tome de la trilogie, « Les producteurs ».
« Les éclaireurs » est donc une suite indispensable à « Les falsificateurs ». Après sa lecture, le premier roman de la trilogie apparait alors comme une très longue scène d’exposition à l’action rythmée, passionnante et réfléchie de ce deuxième tome. Des défauts subsistent toujours, qui semblent attachés à l’écriture et à la personnalité d’Antoine Bello. « Les éclaireurs » reste un roman reste très cérébral, pleins de dialogues, ses personnages tous d’une éloquence rares n’existent que par et pour leur intelligence, qu’ils mettent quasiment tout le temps au service de leur travail. Les histoires d’Antoine Bello manquent de chair et d’incarnation.

« Les producteurs » : une fin en demi-teinte
  Dernier volet de la trilogie, « Les producteurs » est sorti en mars dernier. La curiosité était vive pour le contenu de cette histoire, qui, contrairement aux deux romans précédents, échappe à la trame du roman initiatique. Sliv Dartunghuver étant parvenu au sommet de la hiérarchie à la fin du précédent volume – que pouvait-il bien lui arriver après ?


Dans « Les producteurs », le CFR est confronté à la dissémination de certains de ces scénarios de falsifications, égarés par un agent lors d’un voyage en taxi. Or, les dossiers oubliés se retrouvent « réalisés » dans la réalité au cours des mois puis des années suivant cet oubli.
Après avoir fait s’affronter le CFR à une autre puissance falsificatrice (le gouvernement des Etats-Unis) dans le volet précédent, Antoine Bello confronte ici le CFR à l’Histoire-même, telle qu’elle s’écrit chaque jour. Il fait s’interroger sur la portée réelle d’une organisation comme le CFR. Il développe ainsi sa pensée sur la contamination du réel par la fiction. Celle-ci est déployée en filigrane tout au long du roman, mais, faisant appel à un personnage de producteur hollywoodien (d’où le titre du roman), l’auteur livrera quelques chapitres au propos un peu plus appuyés. Ecrits avec un style toujours aussi didactique, qui rend les explications limpides, ils traitent du fonctionnement de la mémoire. L’homme s’aide de fictions pour se souvenir, la mémoire est malléable et inexacte, car l’on se souvient en se racontant des histoires. Par ce thème, Antoine Bello achève sa réflexion sur la falsification, en montrant que celle-ci est constitutive de la nature de l’homme.
Cet aboutissement est donc intéressant, mais pour le reste rien n’a changé d’un iota. La lecture est agréable, efficace, mais toujours aussi lisse. Les conversations des personnages sont virtuoses mais toujours aussi peu incarnées. L’absence de but, ou de point focal narratif dans ce dernier volume – comme l’était la révélation de la finalité du CFR dans les volets précédents – rend la lecture moins passionnante. Sans grande nouveauté dans le développement de ce dernier opus, la sensation de redite n’est pas loin de poindre.
  La recherche d’armes de destruction massive en Irak était dans « Les éclaireurs » un sujet idéal pour faire s’affronter deux entités autour de l’objectivité des faits historiques. Dans « Les producteurs », Bello a de nouveau besoin d’un affrontement entre deux versions de l’histoire, et il choisit ici – et c’est un formidable exemple du point de vue narratif – la question du réchauffement climatique. On comprend que Bello plaide pour la discussion et le respect de tous les points de vue, car il ne saurait y avoir de progression sans discussion. Mais plane quand même dans le roman une ambigüité certaine quant à la position de l’auteur sur la question climatique… Une levée de l’ambigüité aurait amélioré le propos du roman sans rien diminuer à sa qualité. C’est un peu dérangeant (ou est-ce une provocation ?) – mais cette question reste très secondaire quant à l’intérêt du roman.
  Moins ébouriffant que « Les éclaireurs », « Les producteurs » parachève la réflexion passionnante développée par Antoine Bello sur les pouvoirs de la fiction dans cette trilogie des « Falsificateurs », sans que les défauts de l’écriture de Bello ne soit corrigé. Une bonne conclusion en somme, mais dont on espérait un peu plus.

« Les falsificateurs », « Les éclaireurs », « Les producteurs » d’Antoine Bello, Gallimard

mardi 1 septembre 2015

L’arnaque belge (Le tout nouveau testament)

« Dieu habite à Bruxelles » claironne le matériel promotionnel du film. S’il y a des « films à pitch », « Le tout nouveau testament » de Jaco Van Dormael en est assurément un. Dieu, c’est Benoît Poelvoorde, et sa femme, c’est Yolande Moreau. Avec un tel point de départ, c’est un sommet de comédie et de « belgitude » qui nous semble promis, promesse que la sélection du film à la Quinzaine des Réalisateurs ne démentait pas.


La question de la gentillesse
Or, le film n’est pas si drôle que ça. Ce n’est pas qu’il échoue dans ses effets comiques, c’est que la plupart du temps, il n’essaye même pas de l’être. La première partie du film, où la famille divine est présentée, est la partie vraiment comique du long-métrage. Mais lorsque la fille de Dieu descendra à Bruxelles pour y écrire le Testament du titre, la comédie loufoque s’aiguille sur un film à sketchs, en fait une succession de portraits : ceux des apôtres du nouvel évangile, que la fille de Dieu va visiter un par un pour en faire ses apôtres. Ces personnes sont toutes un peu farfelues, toutes un peu déçues par leur vie, et au contact de la fille de Dieu, elles vont réapprendre à apprécier l’existence et, pourquoi pas, accomplir le rêve auquel elles avaient renoncé…
         Pour mettre en scène cette galerie de portraits, Jaco Van Dormael a des idées. Certaines sont même très bonnes. On pense notamment au comique de répétition que constituent les apparitions « Test ? » de Kevin – ces mini-sketchs dans le film sont véritablement hilarants et leur découverte peut justifier à elle-seule la vision du long-métrage. Mais la plupart du temps, les idées de Dormael sont ou mauvaises (« Quelle est ta petite musique intérieure ? »), ou mises au service d’un propos dégoulinant de gentillesse. Devant beaucoup de séquences du film, on s’attend presque à ce qu’un bandeau apparaisse en bas de l’écran pour nous dire : « Attention, ceci est de la poésie ». Pour un peu, on rajouterait même le sous-titre : « Laissez-vous porter ou restez indulgents ».
Ainsi, la comédie déjantée où Dieu est joué par le pitre Poelvoorde se révèle être une sorte de « feel good movie » dépressif d’une niaiserie confondante, où l’on nous explique que même si la vie est triste, on peut la rendre belle.
Si je me refuse à recommander ce film, je n’ai pas osé non plus l’accabler. Il me semble que la gentillesse est trop souvent moquée (car elle ressemble à une faiblesse) pour que je la condamne à mon tour. Alors oui, « Le tout nouveau testament » est gentiment inoffensif et ne choquera personne. Mais si on fait abstraction de ses regrets, on ne peut nier que c’est un long-métrage est atypique et singulier.

On retiendra…
L’idée de départ, les apparitions de Kevin, des trouvailles de mise en scène.

On oubliera...
La mise en scène qui surligne en permanence son propos, la gentillesse du propos, à milles lieus de la subversion de l’idée de départ.


« Le tout nouveau testament » de Jaco Van Dormael, avec Pili Groyne, Benoît Poelvoorde, Yolande Moreau,…