lundi 3 septembre 2018

Dépliement (Jérusalem)

Certains livres font événement parce qu’ils sont gros. Lourds. Qu’ils ont demandé des années d’écriture. Dans cette catégorie, « Jérusalem » est un morceau de choix. Il s’agit du deuxième roman d’Alan Moore, le célèbre scénariste (entre autres) des comics « Watchmen » et « V pour vendetta », entré tardivement en littérature.
Le titre n’a a priori rien à voir avec la ville sainte : quasiment toute l’action de « Jérusalem » se déroule en fait à Northampton, une ville dans le centre de l’Angleterre qui, d’après Alan Moore et comme il aime à la présenter, n’est rien de moins que le centre du monde d’après lui, Hitler et Dieu. Un postulat étonnant mais qui sera largement argumenté au cours des quelques 1266 pages, très denses, du roman. Un nombre de pages conséquent narrant une histoire qui l’est tout autant, et qu’il est donc difficile de résumer en quelques phrases. Disons juste que « Jérusalem » est l’histoire de Northampton – et plus exactement d’un quartier de Northampton, « les Boroughs » –, de l’Antiquité jusqu’à la fin des temps, racontée de manière chorale (avec autant de personnages fictifs que de figures historiques), non linéaire, en quatre dimensions (les trois de l’espace et celle du temps), et au moyen de tous les styles littéraires (prose, poésie, théâtre et des moins identifiables).


Ludique
Présenté de la sorte, ça paraît monumental – et ça l’est bel et bien. Pourtant une fois commencé, le roman n’est en rien intimidant. Si le nombre de références disséminées est incalculable, il n’est pas nécessaire de les connaître (ni même de les repérer, car on passe en fait à côté du plus grand nombre d’entre elles) pour apprécier l’histoire. De plus, la narration est suffisamment fragmentée pour ne pas assommer le lecteur par la taille de son récit. L’ouvrage est divisé en trois parties. La première et la dernière ressemblent à un recueil de nouvelles car chacun de gros chapitres est centré sur un personnage, formant comme des nouvelles quasi autonomes mais interconnectées. La deuxième, tout entière consacrée ou presque à un personnage sur une seule ligne narrative, est beaucoup plus linéaire dans sa narration (mais linéaire en 4D…).
Le tout comporte beaucoup d’humour : on se rend compte au fur et à mesure comment, à partir par exemple d’une simple porte ouvrant sur le vide à un étage d’une église, ou de la lance d’une statue qui ressemble à une canne de billard, Alan Moore a imaginé tout une mythologie, une cosmogonie, sur sa ville, et donc à quel point tout ceci – et par « ceci » on parle de plus de 1200 pages – n’est pas complétement sérieux. « Jérusalem » est une gigantesque construction géo-mythologico-historico-philosophique, mais c’est d’abord et avant tout un jeu, comme toute création littéraire, ce qu’Alan Moore veille à ne pas faire oublier tout au long de son impressionnant roman – la manière dont il le rappelle en particulier dans l’épilogue est assez drôle.
Malgré son nombre incalculable de pages, il n’y en a pas une qui semble plus faible qu’une autre. Le roman commence très fort par la description magnifique et stupéfiante d’une fresque sous la voûte de la cathédrale Saint-Paul à Londres qui s’« anime » – mais ce passage de pure bravoure littéraire sera suivi de nombreux autres, jusqu’au dernier chapitre du roman. Il ne fait nul doute qu’Alan Moore est un grand écrivain de grand talent – dont on ne pouvait avoir qu’un début d’idée à la lecture de ses comics.

Lourd
« Jérusalem » a donc jusqu’ici tout du roman génial… Mais il y a un « mais ». Le problème, c’est que c’est – malgré son aspect ludique – un roman lourd, dans tous les sens du terme. Alan Moore n’a fait aucune économie narrative. Même si elles sont toutes différentes et originales, il n’épargne aucune description à son lecteur, ce qui à la longue peut être pénible. La densité impressionnante du roman n’est trouée d’aucune ellipse. L’idée qui sous-tend le roman, une conception philosophique de l’existence (dont l’auteur aurait appris plus tard qu’elle avait déjà été théorisée, sous le nom d’« éternalisme »), est très intéressante mais elle est racontée en long, en large et en travers, alors même qu’on l’a déjà comprise.
Et il y a le chapitre 26, « Battre la campagne », hommage à « Finnegans wake » de James Joyce. C’est une torture pour le lecteur, ça a dû être une torture pour le traducteur Claro, il est encore plus dur d’imaginer ce que ça a coûté pour être rédigé. Ce chapitre est une sort de point de non-retour de la lecture : c’est une fois que l’on a dépassé ce chapitre que l’on se convainc que « Jérusalem » est un monstre littéraire
Lire « Jérusalem » demande donc des efforts. Mais ceux-ci sont largement récompensés, et perdurent dans le temps. Le roman est en fait comme les paroles divines des Ang(l)es du roman : il se déplie dans l’esprit du lecteur, peu à peu, devenant de plus en plus vaste, plus riche, et ce dépliement se poursuit encore et encore bien après sa lecture. On se prend ainsi à s’intéresser à l’histoire des rues où l’on habite, à se demander à quoi aurait pu ressembler « Jérusalem » s’il avait été écrit dans son propre quartier. On ne regarde plus comme avant son quartier, les rues que l’on parcourt, celles que l’on emprunte tous les jours.
Même si ce n’est pas le roman que j’ai pris le plus de plaisir à lire, avec « Jérusalem » Alan Moore a changé ma manière de voir le monde. Ils sont très rares les romans capables d’une telle prouesse…

« Jérusalem » d’Alan Moore, aux éditions inculte

Impossible de terminer cet article sans évoquer sa traduction, ahurissante, et pas seulement par le nombre de pages. La densité de références parfois intriquées contenue dans la prose de Moore est folle. On s’en rend compte en lisant le blog tenu par le traducteur, Claro, lors de ce travail de traduction hors du commun. Une mine d’informations sur le métier, qui permet d’entrevoir la richesse du texte… et surtout de se rendre compte qu’on en a raté une bonne partie ! Un complément au roman tout simplement indispensable, qui pourrait justifier à lui-seul la lecture de « Jérusalem » !