jeudi 16 octobre 2014

Défouloir de créativité (Le casse du continuum)

Paru directement en poche, « Le casse du continuum » est un très court roman de Léo Henry qui ne semble pas prétendre à plus qu’un agréable divertissement, puisqu’il lorgne vers la parodie si l’on en croit son sous-titre, « Cosmique fric-frac ». Effectivement, « Le casse du continuum » est un très joyeux bazar racontant pas moins que le plus grand « casse » qui puisse se concevoir : celui de la réalité.


La construction générale de l’intrigue est simple (trois parties : la présentation des personnages, le briefing, le casse), le ton est léger, la lecture accélérée par le rythme trépidant de l’écriture de Léo Henry… mais « Le casse du continuum » n’est pas pour autant une œuvre anecdotique. Derrière l’apparente simplicité du « pitch » se déploie en effet l’inventivité débridée de Léo Henry, qui semble n’avoir écrit cette histoire que pour épuiser un trop-plein d’idées. Celles-ci fusent en jets continus et imprévisibles sous sa plume, apportant à ce bref roman une densité assez extravagante de situations. Cette capacité d’invention tous azimuts s’exprime le plus complètement dans la première partie du roman, lorsque l’auteur expose l’un après l’autre chacun des sept personnages qui formeront l’équipe du fameux « casse », dans une suite de portraits qui formeraient à eux-seuls autant de nouvelles. La partie la plus faible du roman est d’ailleurs le casse proprement dit, lorsque tous les personnages se seront réunis, et le fil de l’intrigue, unifié (ou presque). L’avancée de l’équipe jusqu’au cœur de la réalité ressemblant parfois trop à un scénario de jeu de rôle.
Si l’intrigue générale n’enthousiasme pas toujours, ce n’est pas le cas de l’écriture de Léo Henry, virevoltante, ramassée et poétique. Le style de Henry constitue d’ailleurs le moteur premier de la lecture de ce roman, avec la frénésie créative de cette histoire. Mineur, certes, mais très réjouissant. Et c’est court, donc aucune raison de s’en priver.


« Le casse du continuum » de Léo Henry, éditions Folio-SF

lundi 6 octobre 2014

Tout ce qui est (Et rien d'autre)

 « Et rien d’autre » ne raconte effectivement rien, si ce n’est la vie banale d’un éditeur new-yorkais, vétéran de la Guerre du Pacifique, prénommé Philip Bowman. Le héros du roman n’en est pas littéralement un, puisque Bowman ne fera rien d’héroïque de sa vie. C’est un américain quelconque qui, tout au long de sa vie, cherchera le bonheur, notamment chez les femmes, et sera invariablement déçu. Salter nous fait suivre par ellipses la vie de Bowman à travers la seconde moitié du XXème siècle, mais sans chercher à lui trouver une quelconque qualité extraordinaire. La preuve étant que Salter écrit parfois des chapitres sur ce que vivent les autres hommes ou femmes ayant croisé Bowman dans des moments qui ne le concernent plus, accentuant la sensation que Philip Bowman n’est qu’un homme parmi d’autres.


Il y a peut-être deux manières de voir ce dernier livre en date de James Salter, paru en France dix ans après son précédent roman, alors que l’auteur approche des 90 ans.
On peut y voir la capture dans un peu moins de 400 pages d’une vie entière d’un homme du XXème siècle, une œuvre reflétant une époque, une œuvre qui rend palpable le temps qui passe à l’échelle d’une existence. Ce « rien d’autre » du le titre assure alors au roman toute son universalité et son émotion. L’écriture-même de Salter poursuit ce refus de l’extraordinaire : ces phrases, plutôt courtes, sont très fluide, et s’écoulent comme les grains dans un sablier, mais ne contiennent aucun coup d’éclat. C’est juste ça, et c’est tout ça (« All that is », le titre original), la vie de Philip Bowman.
Le problème, c’est qu’on peut aussi n’y voir que le rien, dans cette histoire. Et c’est ce que j’y ai plutôt vu. « Et rien d’autre » apparaît alors comme un roman aussi banal que la vie qu’il raconte, un roman au style plat, un roman insignifiant. Saisir le temps qui passe est-il vraiment à la portée de la littérature ? En tout cas, pas de cette œuvre. La lecture de « Et rien d’autre » m’a sans cesse évoqué le film « Boyhood » de Richard Linklater, où l’on voit grandir un enfant filmé en temps réel. A chaque raccord temporel de l’œuvre de Linklater se déployait l’émotion profonde du temps qui passe, alors que seul le temps de la lecture semblait s’être écoulé entre chaque chapitre de la vie de Philip Bowman. Tout aurait pu être différent si le style de Salter s’était avéré éblouissant, mais il restera aussi remarquablement concis, sobre et attaché au quotidien de la première à la dernière page.
« Et rien d’autre » ou « All that is » : il y a donc bien deux lectures possibles de ce roman.


« Et rien d’autre » de James Salter, aux éditions de l’Olivier

Un roman-fleuve (Le fleuve des dieux)

Dès les premières pages du « Fleuve des dieux », Ian McDonald donne le tournis.
L’Inde de 2047 décrite par l’auteur dans « Le fleuve des dieux » est un foisonnement de couleurs, de clameurs, d’odeurs. Un grouillement perpétuel de population, créant une circulation monstre, animé d’une vie bouillonnante et agitée – mais cependant organisée autour du calme, majestueux et éternel Gange, dont l’eau n’a jamais été aussi basse. L’Inde de 2047 est en effet en proie à la sécheresse du fait du réchauffement climatique, ce qui exacerbe les inégalités sociales comme les tensions politiques aux frontières des différents états qui la composent depuis la fin de l’Union. La majeure partie de l’action du roman se déroule dans l’Etat du Bharat, connu pour sa réglementation plus souple à l’égard des intelligences artificielles au QI dépassant celui de l’homme. La banalisation des manipulations génétiques chez les classes les plus riches et l’apparition d’un troisième genre asexué (« neutre »), ni masculin ni féminin, sont encore d’autres composantes de ce futur imaginé par l’irlandais Ian McDonald, dont la redoutable complexité se dévoile à chaque page de ce très important roman. Pour parfaire l’inscription indienne, l’auteur use avec abondance mais intelligence de vocables indiens, ce qui, allié à la complexité de cette société, et la quasi frénésie sensorielle jaillissant de l’écriture de McDonald, produit à la lecture cette impression de tournis évoquée en introduction.



Profusion narrative
L’intrigue du roman est développée via les trajectoires de neuf personnages principaux : un trafiquant d’organes, deux chercheurs occidentaux en intelligence artificielle, une jeune femme se disant capable de voir et de soutirer des informations des dieux, un neutre travaillant dans les drames télévisés, un policier « excommuniant » les IA illégales, son épouse, le premier ministre du Bharat, une journaliste et l’héritier du géant de l’énergie indien. Chaque chapitre du roman suit un de ses personnages. Leur diversité permet au lecteur de saisir dans sa globalité cette incroyable société sortie de l’esprit d’Ian McDonald.
Ce qui fait indubitablement de « Le fleuve des dieux » un chef-d’œuvre, c’est sa richesse. Par-delà l’inscription aussi dépaysante que convaincante de ce roman de science-fiction sur les rives du Gange, cette richesse s’exprime tant dans les composantes futuristes de cette société (IA, génétique, réchauffement climatique) que dans la narration-même du roman. Les détails sont innombrables. McDonald a créé une telle densité de situations que malgré son épaisseur, « Le fleuve des dieux » se dévore : aucune des 624 pages page est inintéressante, ou redondante. Le suivi en parallèle des neuf personnages participe aussi à la relance constante de l’intérêt du lecteur pour cette histoire, dont – autre coup d’éclat – l’enjeu principal ne se devine qu’à la moitié du roman ! McDonald articule sans peine les préoccupations humaines et sensibles de ces personnages avec le contexte politique, écologique, les données scientifiques et l’incontournable sense of wonder. McDonald maîtrise à la perfection son intrigue et convoque pour ce seul roman une bonne partie du spectre de la SF.
La construction magistrale de « Le fleuve des dieux » est servie par une langue magnifique, là encore très diverse. Elle réserve de nombreuses surprises et est parfaitement rendue par Gilles Goullet, qui a dû déployer un bel effort pour traduire ce texte envahi de termes indiens.
Ian McDonald est assurément un des plus grands auteurs de science-fiction contemporains, dont l’originalité de sa démarche (repousser la SF dans des territoires qu’elle pas encore ou si peu pris en charge) s’accomplit ici dans un évident sommet littéraire.

« Le fleuve des dieux » de Ian McDonald, traduit par Gilles Goullet, Denoël-Lunes d’encre


Article réalisé à l’occasion des 15 ans de la collection Lunes d’encre (opération « 15 ans, 15 blogs »), merci à Gilles Dumay d’avoir permis à Ertemel d’y participer – longue vie à la collection !


vendredi 3 octobre 2014

De la boue (Il est difficile d'être un dieu)

Est-il besoin de s’attarder sur les conditions de création de ce long-métrage, sans précédent dans toute l’histoire du cinéma ? Il y a tant à raconter – à tel point qu’un documentaire sur le tournage, « Playback » de Cattin et Kostomarov, est sorti avant que le film ne soit terminé ! – qu’il serait très facile d’en oublier le film lui-même. Arrêtons-nous aux faits que « Il est difficile d’être un dieu » (un temps appelé « L’histoire du carnage d’Arkanar »), est un film dont le tournage puis la post-production ont été si longs que le chef opérateur est décédé avant la fin du tournage, puis le réalisateur Alexeï Guerman lui-même avant la fin de la post-production. Les dernières finitions ont été réalisées par son fils, Alexeï Guerman junior (lui-aussi cinéaste), permettant au film d’arriver, plus de quinze ans après le début de son tournage, jusqu’en salles.


La boue et la nausée
Il est, sans jeu de mot facile, très difficile de décrire « Il est difficile d’être un dieu ». Le tournage monstrueux de cette œuvre a accouché d’une œuvre qui ne l’est pas moins. Le film est une plongée en noir et blanc dans un monde moyenâgeux embourbé dans d’épaisses nappes de boue et de vase, noyé par la pluie, un monde d’une pauvreté et d’une misère inconcevable, et où s’agitent des hommes difformes, sauvages, devenus fous. Partout règnent la confusion, la bousculade, l’empoignade pour arracher quelques bribes d’air à cet univers crasseux, bourbeux, fangeux. Une vision d’enfer, d’apocalypse absolument sans précédent au cinéma. L’horreur de ce monde dont on nous explique au début qu’il n’a pas connu de Renaissance et est donc resté à l’état le plus primitif de la civilisation, le spectateur y sera confronté continuellement pendant les 2h50 du long-métrage, qui seront une épreuve pour tout spectateur.
Regarder « Il est difficile d’être un dieu », c’est être trainé et même enfoncé dans la boue et les déjections, c’est être piétiné par les gueux qui peuplent ces images, c’est être rongé par la vermine qui grouille dans ses recoins… C’est être suffoqué par la promiscuité imposée par la caméra avec ce monde et ces personnages : le film est une suite de plans-séquences saturés au plus haut point de détails, dans tous les espaces du champ, aussi bien à l’avant-plan qu’à l’arrière-plan – c’est assurément la mise en scène la plus baroque qui soit. Regarder « Il est difficile d’être un dieu » est une expérience très forte, qui donne la nausée par sa densité insupportable, mais provoque aussi de vrais moments d’euphorie lorsqu’on essaye de loin en loin de s’extraire de ce chaos épouvantable et que l’on se rend compte que l’ampleur de cette œuvre est si démesurée qu’elle est insaisissable…

La folie d’un créateur
Alors, évidemment, on ne comprend rien à l’histoire de ce long-métrage. Le spectateur est trop pris à partie par ce maelström filmique qui ne semble exister que pour lui, par ces incessantes adresses à la caméra, pour qu’il saisisse les péripéties de cette intrigue. (Lire le synopsis du film après la projection est d’ailleurs une expérience des plus cocasses tant celui-ci semble ne pas correspondre à ce qu’on avait compris de l’histoire). Peut-être la lecture du roman des frères Strougatski dont le film est adapté permet-elle de dissiper les brumes entourant le scénario du long-métrage... mais là n’est pas vraiment l’intérêt d’« Il est difficile d’être un dieu ». 
Regarder « Il est difficile d’être un dieu », c’est enfin s’approcher de la folie de son réalisateur-démiurge, Alexeï Guerman, qui s’est battu jusqu’à sa mort avec son équipe technique pour imposer cette vision qu’il portait en lui à l’écran. C’est ce combat qui transpire de chaque image du film qui le rend si fascinant. L’obstination suicidaire d’un réalisateur à créer une œuvre inédite. Si tel était l’objectif de Guerman, la réussite est incontestable : ce film ne ressemble à rien de connu, et plus fort encore – l’avenir le confirmera – le film ne ressemblera à rien de connu, car on imagine mal un autre réalisateur s’engouffrer dans un tel sillage. Parce qu’il est impossible de le dater en le regardant, « Il est difficile d’être un dieu » est une œuvre atemporelle – donc éternelle ? Une étoile noire et isolée dans la galaxie du cinéma.

On retiendra…
Une expérience intense, éprouvante, une œuvre totale qui dépasse la compréhension.

On oubliera…
Vivre l’expérience du film, c’est accepter cette densité presque insupportable de l’image et l’opacité de son scénario.


« Il est difficile d’être un dieu » d’Alexeï Guerman, avec Leonid Yarmolnik, Aleksandr Chutko, Yuriy Tsurilo,…

Ne lâche rien de rien ! (Et quelquefois j'ai comme une grande idée)

C’est d’abord un objet très imposant : 800 pages en grand format bien serrées, présentées par une magnifique couverture entièrement illustrée, presque naïve, et surmontée d’un titre qui n’en finit pas : « Et quelquefois j’ai comme une grande idée ». Le tout pesant plus d’un kilo. Sauf que ce bel écrin semble finalement bien dérisoire face au monstre littéraire qu’il renferme. « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » (1964) est le deuxième roman de Ken Kesey, écrit pendant les deux années qui suivirent la parution de son célèbre « Vol au-dessus d’un nid de coucous ». Il le considéra, une fois terminé, comme son chef-d’œuvre. A tel point qu’il lui faudra 25 ans pour se remettre à écrire un roman.


« Et quelquefois j’ai comme une grande idée » raconte comment une famille de bûcherons, les Stamper, se dresse contre un village de l’Oregon traversé par une grande rivière, la Wakonda Auga, dont les flots rongent inexorablement les berges. Les Stamper refusent de faire grève comme le reste des villageois, exploités par la Wakonda Pacific. Hank Stamper et sa famille ont passé seul un contrat avec la Wakonda Pacific, ce qui leur vaut l’hostilité des grévistes. Pour réussir à livrer les stères de bois demandés, ils font appel à un cousin étudiant à New York, Leeland Stamper, qui accepte le travail car il y voit l’occasion de se venger de son demi-frère Hank.
Pour conter cette histoire, à la fois grande fresque familiale, tragédie grecque, et portrait américain, Ken Kesey utilise une narration polyphonique. Par le biais d’une technique virtuose, il mêle dans un même paragraphe, voire une même phrase, les pensées intérieures de plusieurs personnages. Kesey passe d’un « je » à un « il », d’un personnage à un autre, sans marqueur ni transition, mêlant tout dans un flot de mots qui s’écoulent tantôt furieusement, tantôt paisiblement sur les pages de ce roman incroyablement vivant. Pour construire cette narration multiple, l’auteur n’hésite pas à articuler son texte autour de parenthèses ou de crochets, quand il n’y ajoute pas des italiques ou même des portions de phrases en majuscules.
Ce procédé peut sembler extrêmement compliqué. Or s’il est effectivement très complexe, la prouesse quasiment insensée de ce roman est qu’il réussit à rester parfaitement limpide de bout en bout. Lire « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » n’est absolument pas une tâche ardue : c’est un texte qui emporte, dès ses premières pages, littéralement. Ken Kesey étourdit par la facilité avec laquelle se lit et se comprend cet enchevêtrement littéraire.
La maîtrise inouïe de cette histoire par Kesey lui permet de rendre vivant tout un village, une famille, un métier (celui de bûcheron). Cette histoire de résistance à la nature, à la société, à la folie est un texte qui dévoile en sus de sa construction ahurissante une richesse stylistique jubilatoire, aux inventions innombrables, et dont la traduction française (assurée par Antoine Cazé) a dû demander un travail titanesque. Dans ces passages les plus fous, Ken Kesey fait se cascader les voix, les points de vue, les intériorités, jusqu’au vertige. Tout au long de cette puissante crue de mots résonne le grondement, sourd puis de plus en plus proche, du final de cette histoire, qui se révèle d’une extraordinaire émotion. « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » mérite plus que nul autre le titre de roman-fleuve.


« Et quelquefois j’ai comme une grande idée » de Ken Kesey, traduit par Antoine Cazé, aux éditions Monsieur Toussaint Louverture

jeudi 25 septembre 2014

Pas assez d’eau (Still the water)

Naomi Kawase est une des rares cinéastes à pouvoir se hisser en compétition à Cannes à chaque film depuis sa Caméra d’or (pour « Suzaku » en  1996). « Still the water » était même cette année le seul film asiatique de la compétition officielle. Après avoir adapté un poème narrant une histoire d’amour entre trois montagnes dans le formidable « Hanezu, l’esprit des montagnes » en 2011, ce nouveau film au synopsis très malickien (« [Deux enfants] apprennent à devenir adulte et découvrent les cycles de la vie, de la mort et de l'amour… ») était très attendu.


A la recherche de la grâce
         « Still the water » se déroule sur une île de l’archipel d’Amami au Japon. Par son inscription très profonde dans la nature de cette île et dans les rapports qu’entretiennent les habitants avec cette nature, « Still the water » semble en permanence à la recherche de ce qu’on appelle « la grâce » au cinéma : lorsque, par le jeu des acteurs, la lumière, l’adresse d’un mouvement de caméra ou d’un raccord, des images d’un film réussissent à se connecter à une émotion pure. C’est un état où la scène d’un film semble tout à coup excéder le cinéma et en même temps le réaliser, l’accomplir le plus parfaitement – c’est un moment toujours bouleversant pour le spectateur. Or, fort regrettablement, ce film de Naomi Kawase échoue presque constamment à atteindre cette grâce.
          La faute, peut-être, à une mise en scène trop étudiée, pour susciter cette grâce. Par exemple, le mutisme des personnages principaux du film appuie trop sur l’idée de connexion à la nature… Le mystère entretenu par le film, à la narration volontiers alambiquée alors qu’il ne raconte au final pas grand-chose, participe aussi de cette sensation de mise en scène trop consciente de ses effets.
Autre défaut du film : on finit encore par s’agacer de cette photographie très monochrome. Tout semble étrangement gris plutôt que lumineux dans « Still the water ».
Le problème du film ne tient pas tant à son sujet (le passage à l’âge adulte) qu’à son incapacité à rendre ce sujet essentiel, à le montrer sous un jour nouveau. Sauf en ce qui concerne une séquence, de loin la plus belle du film (à tel point que si « Still the water » n’était pas si long, elle aurait pu le sauver) : la mort de la mère de l’héroïne, montrée comme un moment d’une douceur infinie.
           Cette scène d’une grande et grave beauté prouve que « Still the water » avait le potentiel d’être un grand film (et relance l’espoir pour les futures réalisations de Naomi Kawase). A l’image de ces scènes sous-marines, autres moments d’une beauté folle, mais malheureusement réduites au nombre de deux et pas forcément bien articulées.

On retiendra…
Le temps d’une scène, Naomi Kawase réussit vraiment à incarner les cycles de vie, de mort et d’amour que « Still the water » devait représenter…

On oubliera…
Une mise en scène trop appuyée, qui montre ce qu’elle veut obtenir, sans du coup y parvenir.

« Still the water » de Naomi Kawase, avec Nijirô Murakami, Jun Yoshinaga,…

dimanche 21 septembre 2014

Un gâchis inouï (The tribe)

C’est une idée de génie, inédite dans l’histoire du cinéma : tourner un film entièrement en langage des signes, sans qu’une seule parole ne soit prononcée, et sans sous-titres. Un nouveau genre de cinéma muet, cinéma qui continue donc toujours d’inspirer de nouvelles formes, comme le prouve les succès récents de « The artist » et « Tabou » (quoique le premier soit le moins novateur). Cette idée s’incarne dans « The tribe », le premier long-métrage de l’ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy, vainqueur du Grand Prix de la Semaine de la Critique au dernier festival de Cannes.


Prise en otage morale
       Tous les indicateurs sont donc au vert pour faire de « The tribe » un véritable « choc » cinématographique. De choc, il en sera bien le cas. « The tribe » est en effet un film immonde, un véritable scandale encore renforcé par l’incompréhensible pluie de prix et de critiques enthousiastes récoltées par le long-métrage, et dont l’interdiction – justifiée – aux moins de 16 ans du long-métrage donne déjà un aperçu de ce qu’il est réellement.
         Il faut, à propos de ce film, distinguer l’idée de départ du résultat final. Imaginer un long-métrage qui soit vu et vécu différemment selon que l’on soit capable d’entendre et de lire le langage de signes est, on le répète, un coup de génie. Mais qui est malheureusement gâché de la plus vile des manières par un scénario et une mise en scène d’une violence inimaginable.
Slaboshpytskiy raconte en effet dans « The tribe » les sévices subis par un jeune sourd muet dans un établissement spécialisé, dominé par une bande imposant sa loi par la violence, les trafics et la prostitution. « The tribe » nous fait donc vivre, pendant plus de deux heures, l’enfer vécu par son personnage principal et les membres de son « clan ». Ce déluge de violence dans laquelle se repait la mise en scène est d’une cruauté infinie pour les spectateurs du long-métrage. Vivre dans notre société avec un tel handicap est effectivement très difficile, mais il est presque immoral de marteler ce message avec une telle force.
L’idée maitresse de mise en scène, qui est d’ôter ou de donner aux spectateurs des informations sur ce qu’il se passe à l’écran en fonction de sa compréhension du langage des signes et sa capacité à entendre ne s’incarne que dans deux scènes, où le réalisateur-scénariste tue ses personnages. Or la mise en scène du film, bâtie sur des plans-séquences virtuoses au format large 2,39:1 – très impressionnante et qui aurait pu être saluée dans un autre cadre – est si embourbée dans la fausse route de son réalisme qu’elle transforme l’expérience de ces scènes, et particulièrement la deuxième (le final du film) en traumatisme pour le spectateur. L’horreur de la prise en otage morale opérée par le réalisateur sur le dispositif réaliste de sa mise en scène trouve son exemple le plus abject dans la scène de l’avortement sauvage, montrée frontalement et en temps réel. Porter au supplice le spectateur en lui faisant vivre le martyr du personnage est le degré zéro de la mise en scène.
Cet enchainement interminable de scènes choquantes que constitue « The tribe » ruine donc complètement l’idée novatrice qui a guidé la création du long-métrage. D’ailleurs, avant même que le film n’ait vraiment commencé, le réalisateur se tire déjà une balle dans le pied en annonçant dans un carton introductif que le film a été tourné entièrement en langage des signes et qu’il ne comportait ni sous-titres ni voix off. Ce dont tout spectateur se serait rendu compte au cours de la projection (s’il n’était pas déjà au courant avant). Prendre ainsi de haut ses spectateurs n’est de toute manière que la première des humiliations que va dérouler « The tribe »…

On retiendra…
L’idée de départ : une forme inédite de cinéma muet, une projection à l’expérience double. La maitrise des plans-séquences.

On oubliera…
La violence à multiples niveaux qui gâche et anéantit tout le propos du film.

« The tribe » de Myroslav Slaboshpytskiy, avec Grigoriy Fesenko, Yana Novikova,…