C’est d’abord
un objet très imposant : 800 pages en grand format bien serrées, présentées
par une magnifique couverture entièrement illustrée, presque naïve, et
surmontée d’un titre qui n’en finit pas : « Et quelquefois j’ai comme
une grande idée ». Le tout pesant plus d’un kilo. Sauf que ce bel écrin
semble finalement bien dérisoire face au monstre littéraire qu’il renferme. « Et
quelquefois j’ai comme une grande idée » (1964) est le deuxième roman de
Ken Kesey, écrit pendant les deux années qui suivirent la parution de son
célèbre « Vol au-dessus d’un nid de coucous ». Il le considéra, une
fois terminé, comme son chef-d’œuvre. A tel point qu’il lui faudra 25 ans pour
se remettre à écrire un roman.
« Et
quelquefois j’ai comme une grande idée » raconte comment une famille de
bûcherons, les Stamper, se dresse contre un village de l’Oregon traversé par
une grande rivière, la Wakonda Auga, dont les flots rongent inexorablement les
berges. Les Stamper refusent de faire grève comme le reste des villageois, exploités
par la Wakonda Pacific. Hank Stamper et sa famille ont passé seul un contrat avec
la Wakonda Pacific, ce qui leur vaut l’hostilité des grévistes. Pour réussir à livrer
les stères de bois demandés, ils font appel à un cousin étudiant à New York,
Leeland Stamper, qui accepte le travail car il y voit l’occasion de se venger
de son demi-frère Hank.
Pour conter
cette histoire, à la fois grande fresque familiale, tragédie grecque, et
portrait américain, Ken Kesey utilise une narration polyphonique. Par le biais
d’une technique virtuose, il mêle dans un même paragraphe, voire une même
phrase, les pensées intérieures de plusieurs personnages. Kesey passe d’un « je »
à un « il », d’un personnage à un autre, sans marqueur ni transition,
mêlant tout dans un flot de mots qui s’écoulent tantôt furieusement, tantôt
paisiblement sur les pages de ce roman incroyablement vivant. Pour construire
cette narration multiple, l’auteur n’hésite pas à articuler son texte autour de
parenthèses ou de crochets, quand il n’y ajoute pas des italiques ou même des
portions de phrases en majuscules.
Ce procédé
peut sembler extrêmement compliqué. Or s’il est effectivement très complexe, la
prouesse quasiment insensée de ce roman est qu’il réussit à rester parfaitement
limpide de bout en bout. Lire « Et quelquefois j’ai comme une grande idée »
n’est absolument pas une tâche ardue : c’est un texte qui emporte, dès ses
premières pages, littéralement. Ken Kesey étourdit par la facilité avec
laquelle se lit et se comprend cet enchevêtrement littéraire.
La maîtrise
inouïe de cette histoire par Kesey lui permet de rendre vivant tout un village,
une famille, un métier (celui de bûcheron). Cette histoire de résistance à la
nature, à la société, à la folie est un texte qui dévoile en sus de sa
construction ahurissante une richesse stylistique jubilatoire, aux inventions
innombrables, et dont la traduction française (assurée par Antoine Cazé) a dû demander
un travail titanesque. Dans ces passages les plus fous, Ken Kesey fait se
cascader les voix, les points de vue, les intériorités, jusqu’au vertige. Tout
au long de cette puissante crue de mots résonne le grondement, sourd puis de
plus en plus proche, du final de cette histoire, qui se révèle d’une extraordinaire
émotion. « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » mérite plus
que nul autre le titre de roman-fleuve.
« Et quelquefois j’ai comme une grande idée » de Ken Kesey,
traduit par Antoine Cazé, aux éditions Monsieur Toussaint Louverture
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