vendredi 3 octobre 2014

Ne lâche rien de rien ! (Et quelquefois j'ai comme une grande idée)

C’est d’abord un objet très imposant : 800 pages en grand format bien serrées, présentées par une magnifique couverture entièrement illustrée, presque naïve, et surmontée d’un titre qui n’en finit pas : « Et quelquefois j’ai comme une grande idée ». Le tout pesant plus d’un kilo. Sauf que ce bel écrin semble finalement bien dérisoire face au monstre littéraire qu’il renferme. « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » (1964) est le deuxième roman de Ken Kesey, écrit pendant les deux années qui suivirent la parution de son célèbre « Vol au-dessus d’un nid de coucous ». Il le considéra, une fois terminé, comme son chef-d’œuvre. A tel point qu’il lui faudra 25 ans pour se remettre à écrire un roman.


« Et quelquefois j’ai comme une grande idée » raconte comment une famille de bûcherons, les Stamper, se dresse contre un village de l’Oregon traversé par une grande rivière, la Wakonda Auga, dont les flots rongent inexorablement les berges. Les Stamper refusent de faire grève comme le reste des villageois, exploités par la Wakonda Pacific. Hank Stamper et sa famille ont passé seul un contrat avec la Wakonda Pacific, ce qui leur vaut l’hostilité des grévistes. Pour réussir à livrer les stères de bois demandés, ils font appel à un cousin étudiant à New York, Leeland Stamper, qui accepte le travail car il y voit l’occasion de se venger de son demi-frère Hank.
Pour conter cette histoire, à la fois grande fresque familiale, tragédie grecque, et portrait américain, Ken Kesey utilise une narration polyphonique. Par le biais d’une technique virtuose, il mêle dans un même paragraphe, voire une même phrase, les pensées intérieures de plusieurs personnages. Kesey passe d’un « je » à un « il », d’un personnage à un autre, sans marqueur ni transition, mêlant tout dans un flot de mots qui s’écoulent tantôt furieusement, tantôt paisiblement sur les pages de ce roman incroyablement vivant. Pour construire cette narration multiple, l’auteur n’hésite pas à articuler son texte autour de parenthèses ou de crochets, quand il n’y ajoute pas des italiques ou même des portions de phrases en majuscules.
Ce procédé peut sembler extrêmement compliqué. Or s’il est effectivement très complexe, la prouesse quasiment insensée de ce roman est qu’il réussit à rester parfaitement limpide de bout en bout. Lire « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » n’est absolument pas une tâche ardue : c’est un texte qui emporte, dès ses premières pages, littéralement. Ken Kesey étourdit par la facilité avec laquelle se lit et se comprend cet enchevêtrement littéraire.
La maîtrise inouïe de cette histoire par Kesey lui permet de rendre vivant tout un village, une famille, un métier (celui de bûcheron). Cette histoire de résistance à la nature, à la société, à la folie est un texte qui dévoile en sus de sa construction ahurissante une richesse stylistique jubilatoire, aux inventions innombrables, et dont la traduction française (assurée par Antoine Cazé) a dû demander un travail titanesque. Dans ces passages les plus fous, Ken Kesey fait se cascader les voix, les points de vue, les intériorités, jusqu’au vertige. Tout au long de cette puissante crue de mots résonne le grondement, sourd puis de plus en plus proche, du final de cette histoire, qui se révèle d’une extraordinaire émotion. « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » mérite plus que nul autre le titre de roman-fleuve.


« Et quelquefois j’ai comme une grande idée » de Ken Kesey, traduit par Antoine Cazé, aux éditions Monsieur Toussaint Louverture

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