vendredi 14 novembre 2014

Fragments d'un ailleurs proche (Yama Loka Terminus)

Yirminadingrad. Un nom si compliqué qu’il demande de s’arrêter et de se consacrer à son déchiffrement. Yirminadingrad, c’est la ville monstre, située quelque part en Europe de l’Est, qui est le cadre, le décor, le personnage principal des 21 nouvelles écrites par Léo Henry et Jacques Mucchielli dans « Yama Loka Terminus » (sous-titré « Dernières nouvelles de Yirminadingrad »), paru chez Dystopia (qui a racheté les droits et les ouvrages de son premier éditeur, L’Altiplano).


Se jouer des frontières
         « Yama Loka Terminus » ressemble à un recueil de nouvelles. Nouvelles extrêmement diverses, où Léo Henry et Jacques Mucchielli explorent tous les territoires connus de la fiction, et en expérimentent de nouveaux. Aucune des 21 textes n’est semblable au précédent : par exemple, d’une nouvelle à l’autre, la narration passe de la première personne du singulier à la troisième, puis à la deuxième. Ou mélange les trois à la fois, dans un texte très inventif qui se suit sur trois colonnes en parallèle (« Tarmac – Penthouse/Dernier rapport de télésurveillance »). « Yama Loka Terminus », c’est une nouvelle surprise à chaque nouvelle. Bref, des nouvelles qui n’oublient jamais d’être nouvelles : la lecture est donc hautement stimulante. Pour autant, le recueil est loin d’être chaotique. Malgré cette  multiplicité extrême des formes et des sujets, tous les textes sont liés par Yirminadingrad.
Yirminadingrad ressemble à une mégalopole. Une ville extrêmement diverse, où Léo Henry et Jacques Mucchielli synthétisent tous les territoires d’Europe de l’Est, pré comme post-soviétique, et en créer donc un nouveau. Aucune des 21 nouvelles ne présente un plan précis de la ville et de ses quartiers, ni ne l’inscrit dans une époque datée : par exemple, la ville est aussi bien décrite de l’extérieur que de l’intérieur d’un ses quartiers. La ville se perçoit par fragments, par le biais de ses citadins qui ne sont pas moins recomposés et multiples qu’elle, et qui l’habitent autant qu’ils la rêvent (la superbe « Escale d’urgence (matériaux pour un adultère) »). Les nouvelles s’agencent et se répondent l’une l’autre, ont parfois des points communs, semblent à certains moments dessiner une temporalité (en particulier la fin du recueil).
De ce fait, la lecture de « Yama Loka Terminus » ne ressemble pas vraiment à celle d’un recueil de nouvelles. Les intrigues développées dans le nouvelles se terminent souvent abruptement, voire paraissent incomplètes (« Power Kowboy »). Mais les correspondances entre les nouvelles font de chaque texte autant de chapitres d’un roman dont le personnage principal serait la ville de Yirminadingrad. Son histoire serait celle de l’Europe, un continent aux racines multiples et profondes, où surgissent toutes les dérives politiques (« Histoire du captif et du prisonnier »), religieuses, artistiques (« Evgeny, l’histoire de l’art et moi »), sociales et technologiques (la terrifiante vision du travail de « Demain l’usine »)…
Pas une des 21 nouvelles n’est anodine, futile, dispensable. La plupart des textes sont très marquants, et du fait de leur (très lâche) interdépendance, il est vraiment difficile de choisir ses préférées… ce qui est plutôt rare dans un recueil ! Léo Henry et Jacques Mucchielli se jouent de toutes les frontières, et en particulier littéraires, avec cet ouvrage inclassable, au souvenir persistant.

« Yama Loka Terminus, dernières nouvelles de Yirminadingrad » de Léo Henry et Jacques Mucchielli, Dystopia

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