lundi 29 décembre 2014

Propheteus (Exodus : Gods and Kings)

Signe des temps ou retour cyclique des mêmes histoires, le péplum biblique fait un envahissant retour en grâce à Hollywood. En 2014, après l’écolo « Noé » de Darren Aronofsky, Ridley Scott livre sa version du mythe de Moïse dans un film pompeusement intitulé « Exodus : Gods and Kings ». Voir Aronofsky s’essayer au blockbuster biblique avait quelque chose d’extraordinaire, voir Ridley Scott faire de même quelque mois plus tard ne l’est pas du tout, tant le réalisateur a prouvé son goût pour l’éclectisme et sa capacité à rebondir de film en film d’un genre cinématographique à un autre (avant ce péplum, la SF de « Prometheus » et le thriller « Cartel ») selon une logique qui ne dit obéir qu’à sa seule liberté.


Viser à la monumentalité
         Après « Gladiator » (2000), « Kingdom of heaven » (2005), et même « Robin des bois » (2010), qu’est-ce qui pouvait bien intéresser Ridley Scott dans la réalisation de ce nouveau péplum ? Une raison est évidente : le mythe de Moïse est un formidable matériau pour la création de visions édifiantes et stupéfiantes. Les grands tableaux du mythe que sont les dix plaies d’Egypte et la traversée de la mer Rouge sont profondément ancrés dans l’imaginaire collectif, comme le prouve la dizaine d’adaptation du mythe au cinéma (la version emblématique étant « Les Dix commandements » de Cecil B. DeMille, de 1956). Armés des moyens numériques modernes, Ridley Scott ose sans scrupule le monumental. Tout est énorme dans « Exodus » : les bâtiments, les villes, les chantiers, la population d’esclaves, le nombre de guerriers… Le réalisateur, protégé par la qualité mythique de son histoire, n’a pas peur de la surenchère. Beaucoup de ces visions sont effectivement très spectaculaires. Il y a d’ailleurs quelque chose d’admirable dans ce blockbuster, qui cherche à divertir par la seule force de ces tableaux, et non pas par l’accumulation de scènes d’action (une seule bataille dans le film, en introduction, c’est presque une incongruité pour ce type de spectacle). Mais pas sûr que celles-ci soient aussi puissantes qu’espérées. Le problème du numérique est que, s’il permet de multiplier par dix, cent ou mille le nombre de figurants dans un plan large, l’effet de cette multiplication sur l’émotion sera à peu près nul. Parce qu’il connait « le truc », le spectateur est bien moins impressionné par les foules numériques de Ridley Scott que par les foules de figurants de Cecil B. DeMille… Là où « Exodus » s’avère réellement impressionnant, c’est donc lorsqu’il mêle à cette foule le spectacle colossal de la furie des éléments (des nuées d’insectes déferlant sur les marchés et les temples égyptiens aux rouleaux géants de la Mer Rouge se refermant). L’utilisation de la 3D rajoute encore au spectaculaire, puisqu’elle crée de saisissants jeux d’échelle.

Classique
        Il n’y a malheureusement pas grand-chose à retenir d’autre du film que ces plans spectaculaires. L’écueil majeur de l’adaptation d’un mythe connu de tous est qu’il est justement connu de tous. Ridley Scott n’a aucunement essayé d’y injecter du neuf. Contrairement à Darren Aronofsky qui faisait clairement de Noé un héros de l’écologie, Scott n’essaye pas de relier Moïse à notre présent. Le classicisme prime, l’histoire se déroule donc telle que le spectateur l’attend. Et ce n’est pas le compositeur Alberto Iglesias qui essaiera d’aérer le film, puisqu’il accompagne ses images avec une bande originale des plus pompières, constituant un vrai cliché de la musique de péplum. Seul objet d’intérêt  de la mise en scène de cette histoire : la représentation de Dieu, dont Ridley Scott se tire grâce à un enfant dictant ses volontés comme des caprices – ce qui n’est pas une mauvaise idée pour expliquer les invraisemblances du mythe.
        Le film se suit donc avec intérêt mais sans passion. Jusqu’au générique de fin, où le réalisateur dédie son film à son frère Tony Scott, qui reconfigure complètement l’appréciation que l’on pouvait avoir de cette histoire de deux frères qui se font la guerre car portés par des idéaux différents… Derrière le spectacle hollywoodien, y aurait-il un sens caché à « Exodus » ? Toutes les interprétations sont ouvertes, et d’un seul coup le film respire.

On retiendra…
Un blockbuster entièrement porté par ses visions monumentales.

On oubliera…
L’absence de regard neuf sur le mythe, la musique pompière.


« Exodus : Gods and Kings » de Ridley Scott, avec Christian Bale, Joel Edgerton,…

vendredi 26 décembre 2014

Tenir la longueur (L'aube de la nuit)

C’est le plus long roman de science-fiction écrit à ce jour : plus de 5000 pages, réparties sur sept volumes dans son édition poche en France. « L’aube de la nuit » (1996-1999) de Peter F. Hamilton est bien un seul roman et non pas un cycle car du premier au dernier volume, il n’y a aucune ellipse dans la narration – le découpage des volumes étant d’ailleurs plus ou moins arbitraire (par exemple, l’édition grand format d’Ailleurs et Demain est divisée en six volumes au lieu de sept).


Mélange des genres
Outre sa dimension hors norme, ce space opera se distingue par le curieux mélange des genres qu’il propose. Forcément, sur cette longueur, Peter F. Hamilton a pu convoquer puis brasser tous les thèmes et les attributs du space opera : colonisation de nouvelles planètes, exploration d’univers inconnus, contact avec des entités extra-terrestres, découverte d’artefacts quasi divins, archéologie des ruines de civilisations galactiques oubliées… dans un futur où l’humanité s’est séparée en deux branches, celle acceptant les améliorations génétiques (les édénistes) et celle qui se contente d’augmenter ses organes par la technologie (les adamistes). L’originalité de cette histoire viendra d’une « rupture dans le réel » par laquelle s’engouffreront les âmes des morts. Celles-ci  s’emparent des corps humains à proximité, poussées par l’irrépressible désir de fuir les tourments atroces que subissent les âmes dans l’au-delà. Dotés de pouvoirs extraordinaires (en tirant de l’énergie de la brèche dans la réalité, ils peuvent modifier la réalité), ces morts revenus à la vie sont prêts à tout pour empêcher les vivants de leur faire abandonner les corps dont ils ont pris possession.
L’humanité, dispersée sur plusieurs systèmes solaires mais unie sous l’hégémonie de la Confédération, se retrouve confrontée à un problème métaphysique ou spirituel : accepter l’existence d’un au-delà, décrit comme un lieu de souffrances ultimes, et affronter le retour des morts. Ce problème, sur lequel est bâtie toute l’intrigue du roman, est en fait essentiellement traité par son versant matériel, qu’on pourrait résumer par une invasion zombie interstellaire.
C’est toujours avec une certaine crainte qu’on s’engage dans une lecture aussi longue (que j’ai étalé sur deux ans). Rien que de très enthousiasmant pourtant au départ, lorsqu’on découvre ce vaste univers dont on ne voit pas les limites et le goût de Peter F. Hamilton pour un space opera empreint de classicisme (dans le bon sens du terme). L’auteur réactive à bon escient l’héritage de l’âge d’or de la science-fiction (le parfum d’aventure) avec les caractéristiques du space opera moderne. Malgré la longueur de son œuvre, Hamilton ne multiplie pas exagérément le nombre de personnages principaux. L’intrigue est construite de telle manière qu’elle ne s’appuie sur les avancées parallèles de trois ou quatre personnages seulement. Au fil des volumes, l’auteur fait se rejoindre, se disjoindre, termine ou amorce de nouveaux fils à son intrigue, mais sans jamais éclater son histoire en une multitude de micro-récits. Il n’y a par contre aucun raccourci : Hamilton barre la route de ses personnages de nombreuses péripéties, qui permettent de maintenir constante l’attention du lecteur en ajoutant énormément d’enjeux « locaux » propres à relancer le désir de lecture – désir que l’intrigue en toile de fond, qui ne se laisse que peu à peu deviner, ne pourrait maintenir sur autant de pages.


Ampleur inutile
« L’aube de la nuit » est donc impressionnant pour son ampleur et son adresse à ne jamais vouloir désintéresser ou décourager son lecteur, son foisonnement qui ne vire jamais au fouillis. Mais 5000 pages, c’est long. Vient forcément un moment où des niveaux apparaissent. Lorsque des creux se font sentir dans l’intrigue, sur cette longueur, ça dure des centaines de pages ! La deuxième partie du roman, « L’alchimiste du neutronium », m’a ainsi paru nettement moins passionnante que la première (« Rupture dans le réel »). Arrivé à la dernière (« Le dieu nu »), l’intérêt remonte. Mais commence à poindre l’attente d’un final qu’on espère forcément démesuré, à la hauteur des milliers de pages qui ont précédé.
La déception est donc immense lorsque l’auteur recourt littéralement à un deux ex machina pour résoudre son écheveau d’intrigues en une centaine de pages… Le problème du deus ex machina est qu’il n’est pas justifié par une construction de l’intrigue : on a le sentiment qu’il aurait pu intervenir beaucoup plus tôt. Beaucoup des péripéties imaginées par Hamilton ne servaient donc qu’à alimenter le flot du récit, sans lui ajouter du sens, ni lui apporter d’épaisseur.
Apparait ici l’échec de « L’aube de la nuit » : une grande partie du roman ne fait pas avancer  son intrigue. Son final ne justifie pas sa longueur. Or, l’écriture sans style de Peter F. Hamilton devient vite très fatigante. Le moteur de la lecture n’est donc jamais la plume de l’auteur, mais l’histoire qu’il raconte. Or, une fois qu’on se rend compte qu’une bonne part de cette histoire n’a pas de nécessité narrative, elle devient donc complètement superflue, et ses rebondissements, bêtement artificiels.
5000 pages plus loin, la conclusion est dure : « L’aube de la nuit » est malheureusement une œuvre boursouflée, qui aurait méritée d’être coupée de beaucoup de ses passages les plus maladroits, mal écrits, gratuits ou tout simplement mauvais. Les milliers de pages du roman excèdent de beaucoup trop l’intrigue imaginée par Hamilton, qui voit son sens occulté par l’accessoire et l’agrément.
« L’aube de la nuit » n’est pas du tout le monument que sa longueur faisait espérer. Plutôt une grande aventure, souvent très divertissante, parfois agaçante tant c’est mal écrit, mais – hormis sa longueur qui font de ces volumes de véritables trophées littéraires à ranger sa bibliothèque – complètement anodine.

« L’aube de la nuit » de Peter F. Hamilton, paru dans la collection Ailleurs et Demain des éditions Robert Laffont, repris en poche par Pocket SF

mercredi 24 décembre 2014

Se battre pour battre (Whiplash)

Sundance (Grand Prix du Jury, Prix du Public), Cannes (sélection à la Quinzaine des réalisateurs), Deauville (Grand Prix, Prix du Public) : avant de sortir sur nos écrans, « Whiplash » a fait le tour des festivals et n’est jamais, c’est le cas de le dire, passé inaperçu. Il est en effet impossible de rester indifférent face à ce premier film, que l’on doit à l’américain Damien Chazelle. L’histoire de ce batteur intégrant un conservatoire très compétitif, qui va accepter les méthodes parfois proches de la torture de son directeur pour accomplir son ambition d’artiste serait en partie autobiographique.


L’intensité de la musique
          Dans « Whiplash », on voit surtout un orchestre apprendre à jouer ensemble et un batteur réviser ses partitions… sauf que le film est aussi intense que les meilleures œuvres du cinéma d’action. Une formule explique très bien la fascination qu’exerce le film dès sa scène d’introduction : « Whiplash », c’est « Full Metal Jacket » au conservatoire. « Whiplash » raconte une tyrannie : celle qu’exerce le terrifiant maître d’orchestre Terence Fletcher sur l’orchestre qui porte son nom. Terence Fletcher est joué par J. K. Simmons, acteur américain déjà aperçu chez Jason Reitman. Il explose ici dans ce rôle d’enseignant cauchemardesque prêt à toutes les avanies pour tirer le meilleur de ses élèves. Corps sec tendu à l’extrême, perpétuellement sur le point d’exploser, Simmons est ici un monstre de colère rentrée, qui ne semble se détendre qu’au moment où il écoute une belle musique…
« Whiplash », comme la première partie de « Full Metal Jacket », raconte aussi la  déshumanisation consécutive à cette tyrannie : le héros du film, Andrew Neyman, se coupe peu à peu de toute attache sociale, de tout contact avec la réalité, pour entretenir un rapport obsessionnel avec sa musique et s’approcher du génie dont il rêve.
Assister à un concert la peur au ventre, frissonner de terreur au moment d’un solo de batterie… Après « Whiplash », vous ne verrez plus un concert avec le même œil. La sueur dégouline le long des instruments, rebondit sur les cymbales ; les mains s’abîment jusqu’au sang sur les baguettes qu’elles tiennent ; le visage crispé, le musicien souffre le martyre pour soutenir le tempo… Cette vision très originale (inédite ?) de l’exercice de la musique, montré comme une torture, aussi bien physique que morale, c’est à la fois l’intérêt et la limite de ce long-métrage.

Moralité rédhibitoire
La beauté a un prix, nul génie ne nait du confort, la douleur est le catalyseur du talent : ces préceptes moralement abjects sont ceux auxquels croit l’inflexible Terence Fletcher. En montrant l’application de ces principes, Damien Chazelle livre un film hautement captivant, d’une extrême intensité, qui cristallise en permanence l’attention de ses spectateurs, jusqu’à ce solo de batterie final, une véritable scène d’action d’une tension inouïe. Cependant, ce suspense éprouvant, quasi douloureux, qui amène une forte empathie du spectateur avec l’apprenti batteur, est-il moralement acceptable ? « Whiplash » n’est au final qu’une série d’humiliations. Le procédé est facile pour donner de l’intensité. Pour montrer l’obsession de son personnage principal, le film virera même dans le grotesque (l’accident de voiture)…
Mais ce qui choque le plus, et diminue considérablement l’intelligence de ce long-métrage, c’est ce final où le réalisateur donne finalement raison à Terence Fletcher (alors que le doute subsistait encore auparavant). Est-ce cela la vision de l’art défendue par Chazelle ? Faire souffrir ces spectateurs pour leur faire voir la beauté de son film ? Cette position irrecevable relativise complètement le brio de ce metteur en scène, qui pour impressionnant qu’il soit, n’en est qu’à son premier film… Ainsi, sur le même sujet, « Whiplash » est bien moins subtil et malin que le chef-d’œuvre de Darren Aronofsky, « Black swan ».

On retiendra…
Des concerts filmés comme des scènes d’action, intenses et éprouvantes : une vision inédite de la musique.

On oubliera…
Moralement inacceptable.

« Whiplash » de Damien Chazelle, avec Miles Teller, J. K. Simmons,…

Héroïque fantasy (Le Hobbit, la bataille des cinq armées)

Après la fin extrêmement abrupte de « La désolation de Smaug », l’ouverture in media res de ce dernier volet rappelle cruellement au spectateur que « Le Hobbit » n’était pas l’adaptation d’une trilogie littéraire, mais celle d’un unique (et peu volumineux) roman, étalée artificiellement sur trois films. Maintenant que les trois volets ont été vus, leur découpage apparait de ce fait comme totalement arbitraire. On a le sentiment que le combat final (très impressionnant) avec le dragon Smaug a été déplacé en séquence d’introduction de « La bataille des cinq armées » pour équilibrer sa durée par rapport aux deux films précédents – et même ainsi, il s’agit du plus court des trois. Il est donc inutile de juger ce qui est présenté comme « l’ultime voyage en Terre du Milieu » indépendamment des autres. Tout ce qui a été dit à propos des deux volets précédents s’applique bien évidemment à « Le Hobbit : la bataille des cinq armées » : on se référera donc au besoin à la critique d’ « Un voyage inattendu » et à celle de « La désolation de Smaug ».


Place au spectacle de la guerre
     La bataille du titre constitue l’essentiel de l’action de ce dernier chapitre cinématographique. En tant que conclusion, voire « climax » de la trilogie, les différents fils de l’intrigue sont rassemblés pour être achevés. S’ensuit une unité de lieu, de temps et d’action, qui introduit une petite rupture avec les long-métrages précédents. En restant dans des lieux pour la plupart déjà connus, le film perd sa part de charme qui tenait au voyage. Sans agrandissement du cadre de l’intrigue, le vertige de l’infini fictionnel représenté par l’exploration de la Terre du Milieu – dans lequel aimait à se perdre les scénarios peu pressés des volets précédents – n’a plus cours ici. Le voyage est vraiment terminé… pour être remplacé par la guerre.
          Forcément, c’est spectaculaire. Les batailles rangées sont pleines de souffle et réservent de grands moments épiques. Les duels finaux dans le décor glacé d’une forteresse abandonnée sont trépidants et pleins d’idées. A l’image des acrobaties de l’elfe Legolas, ébouriffantes. Le spectacle est magnifié par la 3D HFR, qui apporte un confort de projection et une lisibilité sans pareils. On suit donc avec un réel plaisir ces scènes d’action et ces scènes de bravoure, d’autant plus que ce final guerrier était attendu puisque annoncé dès le premier volet, il y a deux ans. Jackson est indéniablement doué pour porter à l’écran ces immenses scènes de combat. Il réussit à faire tenir cette grande bataille sur une heure de film !
Le film séduit aussi pour ces scènes de pure comédie, presque toutes dues au très drôle personnage d’Alfrid (Ryan Gage) : en le chargeant de la majeure partie du comique de ce dernier volet, la balance entre épique et comédie atteint enfin un bon équilibre (ce qui n’était pas toujours le cas précédemment).

Efficace… mais comme d’habitude
Si le réalisateur du « Seigneur des anneaux » est toujours aussi fort dans ce registre épique, il est à regretter que sa mise en scène n’ait pas évolué entre les deux trilogies adaptées de Tolkien. « Savoir-faire » est peut-être le mot qui décrit le mieux la réalisation de Peter Jackson sur cette trilogie du « Hobbit ». Celle-ci est en effet presque identique, jusque dans ses effets, à celle du « Seigneur des anneaux », mis à part une exception de taille : la 3D HFR, dont on se demande pourquoi, en trois ans, aucun autre réalisateur ne l’a adopté tant son intérêt saute littéralement aux yeux. Si on constate l’efficacité des procédés, si on comprend qu’ils sont repris tels quels dans les deux trilogies pour renforcer les liens entre celles-ci, on peut être déçu de les connaitre déjà. Comme si le réalisateur avait déjà développé tous ses effets de mise en scène dans « Le seigneur des anneaux », et se limitait à les réutiliser pour « Le Hobbit ». Etonnant de voir ainsi Jackson traiter la folie cupide de Thorin comme celle de Gollum… ce qui fait penser à un épuisement d’inspiration pour représenter l’avarice au cinéma !
Autre faiblesse : le temps d’une scène, le piège du raccord à tout prix entre « Le Hobbit » et « Le seigneur des anneaux » fait même basculer le film dans la série Z, au moment de la libération de Gandalf des griffes de Sauron. Cette scène sert à faire le lien entre « Le Seigneur des anneaux » et la présente trilogie du « Hobbit ». Mais Peter Jackson s’y montre extrêmement lourd : à l’accumulation gratuite de caméos qui rend déjà la scène complètement artificielle, s’ajoute une surcharge d’effets visuels faisant basculer ces quelques minutes en une sorte de parodie de la mise en scène du réalisateur.

Un comique involontaire
Impossible de ne pas évoquer un échec de la trilogie « Le Hobbit » : l’introduction dans l’intrigue par les scénaristes des films d’un personnage féminin (l’elfe Tauriel), absent du roman. Féminiser l’histoire du « Hobbit » n’était peut-être pas une mauvaise idée – la trilogie aurait sûrement été attaquée si elle n’avait pas développé en 8 heures de film un personnage féminin. Mais cela n’excuse en rien le ridicule de l’histoire d’amour dont les péripéties s’étalent sur les deux derniers volets. Ridicule dont Peter Jackson semble être conscient, puisqu’il la traitait à certains moments sous l’angle de la comédie dans « La désolation de Smaug », instillant un doute dans l’esprit du spectateur… qui sera levé à la toute fin de « La bataille des cinq armées » par une réplique du roi des elfes Thranduil. A ce moment, comme pour « La désolation de Smaug », on ne peut que constater l’immense abîme qui sépare James Cameron de Peter Jackson…

Faire vivre le souvenir
Au final, force est de constater que la trilogie du « Hobbit » n’a pas du tout la même force que celle du « Seigneur des anneaux », même en prenant en compte la teneur plus comique de l’histoire du « Hobbit ». Mais le souvenir du « Seigneur des anneaux » est si fort, l’attachement à la Terre du Milieu si grand, que pour le simple plaisir de revenir dans cet univers au cinéma on pardonne très vite à Peter Jackson d’avoir moins bien réussi cette trilogie du « Hobbit »... qui se conclut par un (énorme) pincement au cœur à la pensée qu’il n’y aura peut-être plus d’autres films pour réactiver ce souvenir et le faire perdurer.

On retiendra…
Pour ses longues batailles et ses combats épiques, ce dernier volet est le plus spectaculaire de la trilogie « Le Hobbit »…

On oubliera…
… qui restera en-dessous du « Seigneur des anneaux », à cause d’un recyclage trop évident de la mise en scène développée pour la première trilogie adaptée de Tolkien.


« Le Hobbit : la bataille des cinq armées » de Peter Jackson, avec Martin Freeman, Richard Armitage, Luke Evans,…

lundi 1 décembre 2014

Tourner pour Turner (Mr Turner)

Le biopic de peintre est à lui tout seul un genre cinématographique. Les cinéastes ne se lassent pas de montrer leurs illustres collègues du 3ème art en pleine création. Le cinéma est en effet un excellent médium pour plonger dans la subjectivité d’un peintre, car il permet par les prouesses des chefs opérateurs de le représenter dans le monde tel que le peintre le voyait (selon le regard qu’a transmis son œuvre picturale). Au-delà de ce que peut raconter la vie-même du peintre, le biopic de peintre est d’abord le rêve de tout admirateur : sur une autre toile (celle du cinéma), ressusciter une œuvre.


La lumière faite monde
On ne s’attendait pas à voir Mike Leigh, l’un des plus grands portraitistes de la Grande Bretagne contemporaine, s’attaquer à ce genre en portant à l’écran la vie de William Turner, précurseur de l’impressionnisme. « Mr Turner » au cinéma s’impose pourtant bien vite comme une évidence.
Filmé par Dick Pope, la vie de Turner s’avère une formidable occasion pour animer les tableaux du maître, renouer avec cette lumière extraordinaire, très chaude, décrite par le peintre comme le fondement du monde : si cette lumière de Pope est émouvante, c’est aussi parce que le film, en tant que projection, est effectivement un monde animé par la lumière. Joué par Timothy Spall, la vie de Turner s’avère une formidable occasion pour l’acteur de livrer une composition incroyable de borborygmes, raclements de gorge, éructations et gestes bourrus bourrés de tics. Raconté par Mike Leigh, la vie de Turner s’avère constituer une œuvre très significative sur les vicissitudes de la vie d’un artiste : trop excentrique pour ses pairs, le génie de Turner n’était pas reconnu et il était vu et considéré comme un grossier personnage à moitié fou.

L’empathie
Or, c’est effectivement ce à quoi ressemble Turner dans le film. C’est un père fuyant ses responsabilités, un mari infidèle, odieux avec ses proches et ses employés, un véritable ours, certes capable de peindre, mais d’une manière tout sauf élégante (Timothy Spall n’a jamais été aussi bon que lorsqu’il joue Turner peignant à grand renfort de crachats). Ce personnage hautement antipathique conquiert cependant peu à peu la sympathie puis l’admiration du spectateur, grâce à la mise en scène d’une grande finesse de Mike Leigh. Le cinéaste anglais est un maitre de la distance : ses images paraissent des plus neutres, comme s’il ne portait aucun regard, aucun jugement, sur ce qu’il nous montre. Sauf que ce n’est en fin de compte absolument pas le cas, comme le spectateur s’en rend compte en prenant de plus en plus le parti de Turner. Leigh a ce brio de toujours sembler s’effacer, de ne rien asséner, de laisser une totale liberté morale au spectateur… pour finalement mieux l’amener dans la direction qu’il souhaitait. Une mise en scène admirable car en ne forçant rien, elle fait adhérer le spectateur par lui-même au regard que le cinéaste portait sur les situations qu’il lui montre. L’on devine présent le regard du cinéaste qu’a posteriori – puisqu’on pense d’abord que c’est le nôtre. Cette mise en scène repose sur l’intelligence du spectateur, et un principe fondamental : l’empathie pour les personnages. Tout est magnifique dans le film, la photographie, l’interprétation, les décors, les costumes, les cadrages, mais c’est ça qui fait de « Mr. Turner » un chef-d’œuvre.


On retiendra…
La composition Timothy Spall, la lumière de Dick Poppe, et surtout la mise en scène empathique de Mike Leigh.

On oubliera…
A quand un film de peintre qui ne soit pas une splendeur picturale ? Ça n’aurait évidemment pas de sens, mais ce serait une révolution…

« Mr. Turner » de Mike Leigh, avec Timothy Spall, Dorothy Atkinson, Marion Bailey,…

The nanar(tist) (The search)

Il revient. Michel Hazanavicius, le réalisateur des comédies parmi les plus drôles, les plus intelligentes et les plus cinéphiles qui soient (les deux « OSS 117 » mais aussi « La classe américaine »), après avoir célébré le cinéma dans le vibrant hommage au muet qu’est « The artist » (2011) et après avoir été lui-même célébré par une pluie de récompenses (dont l’Oscar du meilleur film et du meilleur réalisateur), Michel Hazanavicius revient au cinéma avec « The search ».
           « The search » n’a rien d’une comédie. Il s’agit d’un lointain remake d’un film de 1948 (« Les anges marqués », Fred Zinnemann) dont l’intrigue a été contemporanéisé à la seconde guerre de Tchétchénie. C’est un film sur la guerre, représentée dans toute son horreur, de la fabrique de bourreaux aux destructions civiles.


Surligner…
                On aurait pu ici saluer le courage de Michel Hazanavicius. C’est un réalisateur qui ose un brusque changement de registre, qui pense à se renouveler, même abruptement, qui ne s’installe pas dans un territoire cinématographique pour éviter d’y être enfermé – un réalisateur libre et sincère. On aurait pu le faire si on n’avait pas vu « The search ». De ces intentions, après la projection, il ne reste plus rien, si ce n’est un engagement d’une force que l’on ne soupçonnait pas chez Hazanavicius. « The search » est un ratage cinématographique dont l’ampleur est encore accentuée par les récompenses récoltées par le réalisateur avec son précédent film et la sélection du film en compétition à Cannes.
                Malheureusement, tout va très vite et il ne faut pas chercher bien longtemps avant de se rendre compte que « The search » est mauvais. Hazanavicius prend par la main le spectateur et lui délivre un discours parfois si simple qu’il en devient bête. Il n’y a pas de doute, Hazanavicius est révolté par ce qu’il raconte. On comprend qu’il veut être certain que son cri d’effroi soit entendu. Mais ses efforts pour être compris, ce souci de de bien faire, sont si évidents, qu’ils bêtifient le film. En passant de la comédie au drame, Hazanavicius semble avoir oublié toute son intelligence.

… est irritant
Ainsi, l’enfant (Abdul Khalim Mamatsuiev), censé nous attendrir, s’avère prodigieusement agaçant tant son silence est exploité sans subtilité par la mise en scène pour délivrer encore et encore des messages déjà compris. A ses côtés Bérénice Béjo n’est jamais crédible dans son rôle. Elle joue si faux qu’elle n’a peut-être jamais été aussi mauvaise. Cette absence de justesse rend la plupart de ses scènes de grands moments de gêne. On se surprend même à baisser les yeux de l’écran lorsqu’elle apparait, dans une tentative désespérée de diminuer la portée du désastre en cours de projection.
Mais rien n’arrête Hazanavicius, qui, pendant 2h15, surligne tout, sans autre subtilité que son montage en forme de serpent qui se mord la queue – que l’on devine très vite. Les mauvaises idées de mise en scène sont permanentes, la plus spectaculaire d’entre elle étant le moment où l’enfant est surpris en train de danser. Cette scène invraisemblable, on comprend qu’elle est pensée comme un sommet d’émotion, et sa longueur conçue pour nous tirer toutes les larmes de notre corps, mais ces intentions sont si évidentes, paraissent si calculées, que la scène ne provoque rien sinon de l’irritation devant un tel gâchis.
          La seule chose que l’on pourrait sauver de « The search » est l’implacable évolution du jeune russe (Maxim Emelianov), qui, pour échapper à la prison, intègre l’armée. Rien de nouveau cinématographiquement, mais cette horreur-là glace trop pour que l’évidence des intentions diminue la portée de celles-ci. Cependant, ce cinéma de l’humiliation est aussi le plus facile pour faire réagir ses spectateurs…
        Ça ne suffit donc pas à rattraper ce film, si catastrophique qu’il restera comme une aberration, un anachronisme, un accident dans la carrière de Michel Hazanavicius.

On retiendra…
Le portrait du soldat russe montrant la fabrique des bourreaux, s’il n’est pas original et peut paraître facile, contient des scènes très fortes.

On oubliera…
A peu près tout : « The search » est un désastre.


« The search » de Michel Hazanavicius, avec Abdul Khalim Mamatsuiev, Bérénice Bejo, Maxim Emelianov,…

vendredi 14 novembre 2014

Fragments d'un ailleurs proche (Yama Loka Terminus)

Yirminadingrad. Un nom si compliqué qu’il demande de s’arrêter et de se consacrer à son déchiffrement. Yirminadingrad, c’est la ville monstre, située quelque part en Europe de l’Est, qui est le cadre, le décor, le personnage principal des 21 nouvelles écrites par Léo Henry et Jacques Mucchielli dans « Yama Loka Terminus » (sous-titré « Dernières nouvelles de Yirminadingrad »), paru chez Dystopia (qui a racheté les droits et les ouvrages de son premier éditeur, L’Altiplano).


Se jouer des frontières
         « Yama Loka Terminus » ressemble à un recueil de nouvelles. Nouvelles extrêmement diverses, où Léo Henry et Jacques Mucchielli explorent tous les territoires connus de la fiction, et en expérimentent de nouveaux. Aucune des 21 textes n’est semblable au précédent : par exemple, d’une nouvelle à l’autre, la narration passe de la première personne du singulier à la troisième, puis à la deuxième. Ou mélange les trois à la fois, dans un texte très inventif qui se suit sur trois colonnes en parallèle (« Tarmac – Penthouse/Dernier rapport de télésurveillance »). « Yama Loka Terminus », c’est une nouvelle surprise à chaque nouvelle. Bref, des nouvelles qui n’oublient jamais d’être nouvelles : la lecture est donc hautement stimulante. Pour autant, le recueil est loin d’être chaotique. Malgré cette  multiplicité extrême des formes et des sujets, tous les textes sont liés par Yirminadingrad.
Yirminadingrad ressemble à une mégalopole. Une ville extrêmement diverse, où Léo Henry et Jacques Mucchielli synthétisent tous les territoires d’Europe de l’Est, pré comme post-soviétique, et en créer donc un nouveau. Aucune des 21 nouvelles ne présente un plan précis de la ville et de ses quartiers, ni ne l’inscrit dans une époque datée : par exemple, la ville est aussi bien décrite de l’extérieur que de l’intérieur d’un ses quartiers. La ville se perçoit par fragments, par le biais de ses citadins qui ne sont pas moins recomposés et multiples qu’elle, et qui l’habitent autant qu’ils la rêvent (la superbe « Escale d’urgence (matériaux pour un adultère) »). Les nouvelles s’agencent et se répondent l’une l’autre, ont parfois des points communs, semblent à certains moments dessiner une temporalité (en particulier la fin du recueil).
De ce fait, la lecture de « Yama Loka Terminus » ne ressemble pas vraiment à celle d’un recueil de nouvelles. Les intrigues développées dans le nouvelles se terminent souvent abruptement, voire paraissent incomplètes (« Power Kowboy »). Mais les correspondances entre les nouvelles font de chaque texte autant de chapitres d’un roman dont le personnage principal serait la ville de Yirminadingrad. Son histoire serait celle de l’Europe, un continent aux racines multiples et profondes, où surgissent toutes les dérives politiques (« Histoire du captif et du prisonnier »), religieuses, artistiques (« Evgeny, l’histoire de l’art et moi »), sociales et technologiques (la terrifiante vision du travail de « Demain l’usine »)…
Pas une des 21 nouvelles n’est anodine, futile, dispensable. La plupart des textes sont très marquants, et du fait de leur (très lâche) interdépendance, il est vraiment difficile de choisir ses préférées… ce qui est plutôt rare dans un recueil ! Léo Henry et Jacques Mucchielli se jouent de toutes les frontières, et en particulier littéraires, avec cet ouvrage inclassable, au souvenir persistant.

« Yama Loka Terminus, dernières nouvelles de Yirminadingrad » de Léo Henry et Jacques Mucchielli, Dystopia

mardi 11 novembre 2014

S’approcher des étoiles (Interstellar)

Une brève histoire du cinéma
Depuis la sortie de « 2001 : l’odyssée de l’espace » en 1968, beaucoup sont les réalisateurs à avoir tenté d’égaler le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick. Citons quelques premiers exemples : la réplique soviétique à « 2001 » de Tarkovski (« Solaris », 1972), le « Star Trek » de Robert Wise (1979), l’adaptation cinématographique de la suite écrite par Arthur C. Clarke (« 2010 : l’année du premier contact » de Peter Hyams, 1984) – tous, sans être de mauvais films, échouèrent ne serait-ce qu’à s’approcher du vertigineux opéra métaphysique de Kubrick. Plus nombreux encore sont les cinéastes à y avoir fait référence, à tel point que « 2001 : l’odyssée de l’espace » a marqué un « avant » et un « après » dans l’histoire du cinéma.
Les années passant, et malgré les progrès spectaculaires de la technologie cinématographique, « 2001 » reste toujours le monument indépassable de la science-fiction au cinéma (et pour ma part, du cinéma tout court). Cette dernière année encore, trois films se sont explicitement confrontés à « 2001 » : « Gravity » d’Alfonso Cuaron, « Lucy » de Luc Besson, et « Interstellar » de Christopher Nolan.
J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de « Gravity » ici, mais cette expérience sensible du vide spatial, en maintenant le cap du réalisme, fermait la porte aux abîmes de réflexion qui se cachent dans l’espace. Je ne me suis pas abaissé à descendre la stupidité du film de Besson. C’est donc maintenant au tour – tant attendu – de discuter d’« Interstellar », en projet depuis 2006 entre les mains de Spielberg puis repris en 2012 par Christopher Nolan. Le réalisateur d’ « Inception » a une fois de plus l’ambition énorme de réunir divertissement échevelé et intelligence, dans cette nouvelle tentative de film total et d’odyssée spatiale.


Spectaculaire. Grandiose. « Interstellar » fait partie de ces très rares films où le retour à la réalité de la salle de cinéma une fois la projection terminé ressemble à une punition. L’œuvre de Nolan atteint un nouveau sommet, inespéré. « The dark knight rises » montrait en effet les signes d’un essoufflement du cinéma de Christopher Nolan, qui tournait en rond comme la toupie d’ « Inception ». En se tournant vers les étoiles, Nolan redonne un élan fabuleux à son cinéma.

Réactiver le rêve spatial
« Interstellar » exalte l’aventure scientifique, avec un souffle qui paraît tout droit venu de l’âge d’or de la SF (littéraire) des années 50. Contrairement à « Gravity », le film n’a pas pour seul horizon le berceau terrestre. Le vide spatial n’est pas moins hostile pour l’homme dans les deux films, mais l’espoir s’est déplacé de la Terre aux étoiles. Notre planète n’y est en effet plus un foyer mais est dépeinte comme un enfer en devenir, à fuir absolument. Cooper, le héros du film joué par Matthew McConaughey, est l’incarnation de la figure du pionnier : son désir de nouveaux espaces fait autant appel au western qu’à l’esprit de découverte scientifique.
« Interstellar » porte fort un message : il appelle à une réactivation du rêve spatial – en panne depuis la fin du programme Apollo en 1975 et la prise de conscience des (graves) problématiques écologiques. La direction artistique s’avère sur ce point particulièrement remarquable : les vaisseaux spatiaux d’ « Interstellar » sentent le vécu, les intérieurs sont sales, abîmés, usés. Cette technologie a des (fausses) allures d’anachronismes car elle semble avoir été directement extraite de l’épopée spatiale des années 1970. Comme si depuis cette époque, depuis « 2001 », ces vaisseaux avaient pris la poussière mais étaient restés fonctionnels : visuellement, le film « réactive » donc littéralement le rêve spatial ! (De quoi aussi mettre à l’abri le film des ravages du temps.)
On aurait tort de penser qu’à travers cet appel à la conquête spatial, Nolan valorise une fuite en avant, et l’abandon derrière soi de ses problèmes. Nolan défend l'idée que le repli sur soi est une impasse et ne peut conduire à résoudre les crises. La solution se trouve dans les étoiles, soit dans la recherche, l'exploration de nouveaux horizons, qu'ils soient célestes ou scientifiques : le film est ici particulièrement contemporain. Ce qu'affirme finalement « Interstellar », c'est que le goût de l’aventure définit plus proprement l’homme que ses racines terrestres.
         Cette affirmation parcourt toute la première partie du film, et se traduit par une série d’oppositions entre ceux qui rêvent d’ailleurs et ceux qui se bornent à l’ici. Par exemple, la confrontation de Cooper avec les directeurs de l’école où étudient ses enfants. Ou encore, la scène qui la précédait, la chasse en voiture du drone – déjà très riche en émotions. La soif de nouveaux espaces se lit dans le regard de Cooper et de sa fille. Les deux personnages ont les yeux braqués vers le ciel immaculé dans lequel file le drone. L’opposition est forte avec le fils de Cooper, qui n’est pas habité par ce désir d’aventure. Conduisant le véhicule à travers le champ familial, son horizon se réduit aux plants de maïs qu’il écrase. Empêtré par cette vision sans portée, absurdement terrestre, il se révèlera incapable de réagir lorsque son horizon s’ouvrira – brusquement – sur une immensité au sortir du champ (un précipice). L’émotion dans cette scène, au-delà de cette opposition et de l’intensité apportée par la course-poursuite, est aussi portée par la magnifique musique de Hans Zimmer. Le compositeur nous surprend encore en se renouvelant : pas de lourdes percussions mais des nappes sonores tirées d’un orgue, qui appellent à elles-seules à un voyage transcendant.

Du cinéma moderne
Cependant, « Interstellar » va bien plus loin que ces adresses à notre présent. Comme dans ses meilleures œuvres (« Inception » et « Memento »), Nolan a fait d’ « Interstellar » un film moderne, qui contient lui-même sa propre réflexion sur le cinéma.
Il y a ainsi ces jeux autour du temps extrêmement dramatiques qu’ont imaginé les frères Nolan dans leur scénario, et qui entrent en résonance avec le temps de la projection et l’expérience subjective qu’en fait le spectateur.
         Jusqu’à « Interstellar » la relativité apparaissait comme un frein terrible à la fiction : comment faire coexister sur le même plan dramatique des actions inscrites dans un temps dont l’écoulement n’est pas le même ? Les space opera réalisés jusqu’à présent n’ont tout simplement pas pris en charge la dilatation du temps (d’où les vitesses supraluminiques et autres hyperespaces de « Star Wars », « Star Trek » et consorts). Le plus grand tour de force du film est de faire de cette contrainte l’enjeu majeur du long-métrage, le fondement de toute sa dramaturgie : la question n’est en effet pas de savoir si Cooper réussira sa mission mais de savoir s’il l’accomplira sans vieillir trop vite la Terre. Cette histoire de temps qui se dilate s’avère vertigineusement intelligente lorsqu’elle est racontée sous la forme d’un film, œuvre qui se définit par la durée de sa projection, et qui dilate elle-même l’expérience du temps de ses spectateurs…

Une religion : le cinéma
         Pour faire ressentir ces échelles de temps différentes entre les lieux où se déroulent l’action, Christopher Nolan a recours à des acteurs différents pour interpréter un même personnage selon son âge (trois pour le personnage de Murphy), ou utilise un maquillage très peu marqué pour vieillir artificiellement ses acteurs. Ces deux conventions sont à rapprocher de l’usage limité des effets spéciaux numériques (les plans sur la carlingue du vaisseau de Cooper suffisent à raconter ses acrobaties aériennes) ou de l’obstination du cinéaste à tourner en pellicule[1] : s’expriment ici la foi de Nolan dans le cinéma, qui fait appel à la propre croyance du spectateur dans l’histoire qui lui est racontée, et qui rend plus émouvant encore ses long-métrages.

De la science(-fiction)
Le goût de Christopher Nolan pour la complexité – synonyme selon lui de divertissement – l’a amené à mettre en scène ce scénario qui, pour être totalement compréhensible, demande un minimum de culture scientifique (surtout sur la relativité). La nature hollywoodienne du long-métrage impose certes quelques scènes de vulgarisation. Celles-ci, sur l’appréhension de la quatrième dimension notamment, sont toujours administrées à Cooper et donc aux spectateurs – or il est impensable que des astronautes aient besoin de se faire expliquer ces notions en pleine mission. Excepté ces quelques minutes donc, force est de reconnaître l’audace salutaire de faire appel à l’intelligence de ses spectateurs dans un blockbuster. « Interstellar », c’est de la science-fiction avec de la vraie science dedans… ce qui est assez rare pour être signalé[2] (il suffit de regarder « Thor 2 » et autres Marvelleries pour comprendre ce que c’est vraiment, un gloubi-boulga scientifique !). Et comme le (re)prouve Nolan, spécialement avec la dilatation du temps déjà évoquée plus haut, la science est un terreau extrêmement fertile pour la fiction et la dramaturgie.
Cependant, mis à part le fameux « sense of wonder », la science seule ne peut faire naître seule l’émotion. C’est pourquoi l’histoire d’ « Interstellar » parle d’abord de sentiments humains (« Interstellar », c’est l’histoire d’un père qui veut revoir ses enfants), et qu’elle est aussi bouleversante. « L’amour traverse les dimensions » ose même avancer le film avant de le démontrer (fictivement)… Une idée belle et émouvante.



Dans les pas de Kubrick…
La dramaturgie d’ « Interstellar » se déploie à l’échelle du cosmos et est d’une densité ahurissante. Elle réserve un grand nombre de séquences d’une intensité et d’une émotion folles. Ces climax s’enchaînent, sans qu’il soit possible de les prévoir, de plus en plus puissants.
Arrive alors le point où Nolan, après avoir zigzagué autour,  se met à marcher exactement dans les pas de Kubrick. C’est au moment où Cooper, à l’égal de David Bowman dans « 2001 : l’odyssée de l’espace », plonge dans l’inconnu (le monolithe géant en orbite autour de Jupiter pour Bowman, la singularité d’un trou noir pour Cooper).
Si j’étais né en 1968, j’aurais pu dire que cela faisait 46 ans que j’attendais ce moment. Dans « 2001 », les minutes qui suivaient cette plongée dans l’inconnu le plus total, l’incompréhensible, sont les plus stupéfiantes – dans les deux sens du terme – jamais produites dans un long-métrage. Le long finale de « 2001 » est une sidération pure, une hallucination cosmique, que le double sens du  slogan « The ultimate trip » imprimé sur les affiches d’époque de « 2001 » décrit assez bien. Pour raconter l’inconnu, l’incommensurable, l’infini, Kubrick ne s’adressait plus à l’intellect de ses spectateurs mais à leur inconscient, leurs émotions. Lorsque Cooper plonge dans le sillage de Bowman, j’ai cru que Nolan allait oser de nouveau une pareille folie.
Il ne l’a pas fait. A partir de ce moment, le scénario d’ « Interstellar » retombe sur ses pattes, retrouve son allure de froide mécanique retorse et implacable qui broie dans ses rouages, certes monstrueux mais parfaitement logiques, les cerveaux de ses spectateurs – chose qu’il n’était pas jusque-là. Ce retournement du scénario sur les mystères qu’il avait (plus ou moins bien) semé auparavant n’est pas attribuable aux seuls diktats des blockbusters (qui imposent de ne pas trop perturber ses spectateurs) auxquels Nolan aurait consenti. C’est plutôt le resurgissement de la littéralité de Nolan, latente par ailleurs, qui éclate ici après avoir été si longtemps refoulée.
On pourrait en être déçu, mais la déception n’est pas si vive. Nolan a su faire jaillir cette possibilité, cette lueur d’espoir, dans un film aussi lourd que ce blockbuster, et en 46 ans c’est déjà énorme. Mais en un sens, si « Interstellar » fait pleurer, c’est aussi à cause de cette victoire finale de la raison sur la folie dans le blockbuster contemporain. Nolan a pourtant prouvé qu’il était capable d’oublier la littéralité : c’était la machine triangulaire apparaissant brièvement dans « Le prestige » (certes, directement inspirée du monolithe de Kubrick...). Christopher Nolan psychédélique[3], cela arrivera-t-il un jour ? Comprendra-t-il un jour que c’est la seule chose qui lui manque – et qui lui a manqué ici – pour toucher aux étoiles ?

On retiendra…
Nolan réalise une incroyable odyssée spatiale formidablement intense, intelligente et émouvante, telle qu’on en avait pas vu depuis « 2001 : l’odyssée de l’espace »…

On oubliera...
… tout en étant à des années-lumière de « 2001 : l’odyssée de l’espace ».

« Interstellar » de Christopher Nolan, avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastain,…




[1] Depuis la fin des projections argentiques dans le parc d’exploitation cinématographique hors patrimoine, « Interstellar » est le premier film à être distribué sous les deux formats de projection (numérique et argentique) : quelques copies 35mm et  70mm circulent dans le circuit français. Pour le distributeur, il s’agit avant tout d’un joli coup marketing, mais qui fera le bonheur des détracteurs du numérique et des nostalgiques de la pellicule.
[2] Ça n’apporte rien à l’expérience du film et ne valide pas sa pertinence scientifique, mais la post-production du film aurait aidé à la publication de deux articles scientifiques sur les trous noirs (source : Science et Vie)
[3] A ce titre, la démarche de raviver le psychédélisme  mise en œuvre en novembre par les Cahiers du cinéma (n°705) était – comme d’habitude – d’une remarquable pertinence, d’autant plus que la rédaction n’avait pas vu « Interstellar » au moment de boucler le numéro...

mardi 4 novembre 2014

Opinion (High-opp)

Un roman posthume de Frank Herbert, est-ce que ça a vraiment un intérêt ? Quand on connait le désastre éditorial perpétré par Brian Herbert et Kevin J. Anderson autour de l’œuvre de l’auteur de « Dune », il y avait de quoi être méfiant. Cette exhumation d’un manuscrit oublié, refusé à l’époque par tous les éditeurs – les circonstances de cette redécouverte restent d’ailleurs assez floues – était-elle, comme les innombrables séries continuant l’univers de « Dune », une entreprise purement commerciale ?
Qu’on se rassure : ce n’est pas du tout le cas. « High-opp » est un très bon roman dystopique, dont la qualité rend même plutôt incompréhensible son refus de la part des éditeurs d’alors. Pas question ici de roman inabouti ou bancal, d’ « erreur de jeunesse » propre à ternir la légende littéraire de son auteur : « High-opp » est un pur roman herbertien, dont la lecture sera propre à ravir aussi bien les admirateurs de l’œuvre d’Herbert (pour qui un roman inédit est comme un cadeau tombé du ciel) que ceux qui n’ont pas lu « Dune ».


Une œuvre qui n’a pas perdu de sa pertinence
Dans cette œuvre vraisemblablement écrite entre 1955 et 1960 d’après Gérard Klein, Frank Herbert décrit une sorte de démocratie absolue, où toute proposition de loi est soumise à un vote sur une partie représentative (choisie au hasard, chaque fois différente) de la population mondiale. Vote qui est donc semblable à un sondage d’opinion : d’où le « opp » du titre. Vote qui, comme tout sondage, peut évidemment être détourné : le pouvoir réside alors dans la formulation correcte des questions…
Premier point frappant : ce futur imaginé avant les années 1960 par Herbert où le sondage est le socle social élémentaire semble toujours aussi pertinent. Aujourd’hui les sondages pullulent dans la presse, et ont acquis une importance presque capitale dans l’exercice de la politique. L’explosion d’internet et des réseaux sociaux a aussi été suivi d’une surmultiplication des avis, exprimés à tout bout de champ, en billets de blogs ou en 140 caractères. La science-fiction est une littérature prospective, et Frank Herbert – qu’on savait déjà avoir, entre autre, tout compris de la raréfaction des ressources et des problématiques écologiques – en était un maître : c’est ce que nous réaffirme « High-opp ».
           Deuxième intérêt du roman : l’écriture de Frank Herbert, ramassée et complexe, qui avance à coups d’ellipses impulsant un rythme remarquable au roman. Herbert est toujours aussi virtuose lorsqu’il s’agit de décrire des confrontations et des manipulations, par l’usage des voix intérieures notamment. « High-opp », aux nombreux retournements de situations, se lit d’une traite.
          Enfin, voire surtout pour les nostalgiques de « Dune », on retrouve dans « High-opp » les prémices des chefs-d’œuvre futurs de Frank Herbert. Citons par exemple la manipulation secrète d’une population pour sa sauvegarde, l’échec de ce plan imperturbablement rationnel à cause des émotions… Lire « High-opp » c’est découvrir la genèse de son œuvre future, et cette lecture est passionnante. Elle est d’ailleurs développée dans une excellente postface de Gérard Klein, très éclairante sur l’intérêt de ce roman.
          D’autres romans de Frank Herbert ont été retrouvés avec « High-opp » : vivement leur publication !


« High-opp » de Frank Herbert, édition Robert Laffont, collection Ailleurs et Demain

L'éternité et un jour (Trois oboles pour Charon)

Une claque ! La lecture des premières pages de « Trois oboles pour Charon » est un ébahissement. Il ne peut pas en être autrement devant une écriture aussi frappante, à l’incroyable force d’évocation, riche et profonde mais pourtant d’une fluidité sans pareille, qui happe littéralement l’attention du lecteur. C’est magnifique. Je n’avais pas découvert une telle puissance stylistique dans la littérature de l’imaginaire depuis « Janua Vera » de Jean-Philippe Jaworski. Cette langue incroyable donne l’impression de redécouvrir toutes les situations qu’elle décrit, apporte une originalité à toutes les descriptions. Après celle de Jaworski et Niogret, l’écriture de Franck Ferric affirme encore une fois le fait que la littérature crée sa propre nécessité : le style permet d’imposer n’importe quel texte, même ceux qui ne sont pas follement originaux.


Vivre, mourir, recommencer
Mais qui donc est Franck Ferric ? L’auteur, qui signe là son premier roman dans la collection Denoël-Lunes (mais qui avait déjà publié plusieurs textes aux Editions du Riez) est assurément la plus belle découverte littéraire de cette année dans la sphère de l’imaginaire.
Dans « Trois oboles pour Charon », Ferric raconte les errances d’un homme à travers les guerres de toutes les époques. Cet homme ne cesse de revenir à la vie année après année, siècle après siècle, et toujours au milieu d’un combat. Il s’extraie de terre tel un enterré par erreur et finit invariablement tué par un coup mortel, victime répété de guerres qui ne le concernent pas. Le nautonier des Enfers, Charon, lui refuse en effet le passage du Styx : il faut pour cela payer les trois oboles du titre. Cet homme, parce qu’il n’a d’autre choix que de boire les eaux du Léthé à chacun de ses séjours aux Enfers, ne se souvient plus de son histoire, oublie tout de ses vies passées à chaque résurrection, et a perdu jusqu’à son nom. Cependant, si son esprit est amnésique, son corps, lui, se souvient.
Il est fort dommage que le quatrième de couverture dévoile l’identité du personnage principal du roman, preuve supplémentaire qu’il faut toujours lire les résumés de quatrième de couverture… à la fin de la lecture de tout ouvrage (précepte que j’ai comme d’habitude, et heureusement, appliqué ici). Après le style avec laquelle elle est racontée, l’intrigue développée par Franck Ferric – qui fait penser immédiatement au scénario du film « Highlander » – tire avant tout son intérêt des effets de dévoilement successifs. A vrai dire, une fois que le héros aura recouvré toute sa mémoire, le roman perdra un peu de sa puissance. Certes, il fallait bien montrer que l’éternité, c’est long… mais le roman regagnera bien vite de l’intérêt lorsque peu à peu, la puissance symbolique du héros s’agrandira jusqu’à en faire une quasi-allégorie.
En définitive, Franck Ferric n’est pas passé loin du chef-d’œuvre. Si on regrettera que l’intrigue du roman ne soit pas plus riche, on ne s’est par contre toujours pas remis de la force de cette écriture. Avec « Trois oboles pour Charon », Franck Ferric réalise une entrée fracassante dans la collection Denoël-Lunes d’encre.

« Trois oboles pour Charon » de Franck Ferric, Denoël-Lunes d’encre

lundi 3 novembre 2014

L'horreur des tranchées (Le grand amant)

Au cours de la bataille de la Somme en 1916, James Edwin Rooke, officier anglais, raconte l’horreur de la guerre des tranchées dans son journal. Rooke est aussi poète. Mais comment interpréter dans ses écrits l’apparition soudaine d’une Dame, femme sublime qui lui apparaît alors qu’il se retrouve blessé au fond d’un trou d’obus ?
« Le grand amant » : les éditions ActuSF ont eu l’excellente idée de rééditer cette novella de l’immense Dan Simmons, écrite en 1993, et traduite en France dans un recueil chez Albin Michel deux ans plus tard. Le recueil étant indisponible aujourd’hui, la réédition de ce texte est donc d’autant plus précieuse, et fait sens au moment du centenaire de la guerre 14-18. Dommage cependant que celle-ci se fasse sous une couverture aussi moche.


Avec ce journal d’un soldat des tranchées, Dan Simmons restitue le cauchemar des tranchées dans une suite de tableaux terrifiants. Quel que soit le sujet auquel s’attaque l’écrivain, l’écriture fait mouche à chaque fois, et encore une fois l’immersion du lecteur au cœur de la bataille de la Somme est quasi immédiate. Cette description du quotidien des tranchées et des différents assauts à travers le no man’s land auquel prend part J. E. Rooke est aussi effroyable que poignante. Simmons a de plus enrichi son texte de véritables « poèmes des tranchées », attribué ici à son personnage fictif Rooke, qui permettent grâce aux notes de fin d’ouvrage de découvrir cette littérature et ses figures majeures (du seul côté anglophone, cependant) – prouvant s’il en était besoin la précision du travail documentaire de l’auteur.
En tant que roman historique, « Le grand amant » (qui est le titre du plus célèbre de ces « poèmes des tranchées ») constituerait déjà un grand texte presque documentaire sur la monstruosité et l’absurdité de la guerre. Mais Dan Simmons va plus loin en introduisant au mitan de sa novella une tonalité fantastique qui prendra ensuite de plus en plus d’importance : l’apparition d’une mystérieuse Dame à J. E. Rooke, en plein champ de bataille. Ces visions, qui font d’abord s’interroger le lecteur sur la santé psychologique du narrateur, permettent à Dan Simmons de donner une force extraordinaire à ces tableaux de la guerre en introduisant dans son texte de brusques contrastes très saisissants. Ces visions élèvent aussi « Le grand amant » bien au-delà de la simple reconstitution, vers une étude des pulsions de mort.

L'Amour et la Mort, G. F. Watts

La fin de la novella prouve aussi, une fois de plus, que Dan Simmons est le maître incontesté des finales. L’immersion y est totale : décrocher de la lecture devient impensable lors du dernier quart de la nouvelle. L’émotion déborde et la résolution de cette histoire, qui tourne autour du tableau « L’Amour et la Mort » (1885) de G. F. Watts[1], et du poème « Le grand amant » de R. Brook, est bouleversante. « Le grand amant » n’a pas usurpé son Grand Prix de l’Imaginaire (catégorie nouvelle) de 1996.

« Le grand amant » de Dan Simmons, aux éditions ActuSF, collection de poche Hélios



[1] Et non pas G. E. Watts, petite coquille page 165…

mardi 21 octobre 2014

Bande à part (Bande de filles)

Avec « Bande de filles », Céline Sciamma ne réalise que son troisième film, mais sa notoriété est déjà immense grâce au succès critique de son deuxième film, « Tomboy ». Sorti en salles en 2011, sa diffusion télé sur Arte début 2014 avait suscité une polémique en pleine période de psychose sur la théorie du genre, polémique complètement absurde mais qui avait contribué à élargir considérablement le public du long-métrage.


Ambition louable…
           « Bande de filles » est un projet plus ambitieux que le minimaliste « Tomboy » : faire naître à l’écran des personnages inédits au cinéma français, issus de territoires largement inexploités par la fiction. Entièrement écrit par Céline Sciamma, « Bande de filles » raconte l’histoire de Marieme. En situation d’échec scolaire, maltraitée par son frère dans un environnement très machiste, elle trouvera une nouvelle direction à sa vie à l’âge de tous les possibles en étant accueilli par l’attachante « bande de filles » du titre qui la renommera Vic. Ce n’est pour elle que la première étape de son passage à l’âge adulte…
L’adolescence, l’environnement morne des cités, le choix d’une identité : le cinéma de Sciamma a déjà trouvé des thèmes de travail. La mise en scène de Céline Sciamma est toujours aussi distinguée et réfléchie : une volonté de réalisme et d’immersion qui n’est pas portée par des plans prise caméra à l’épaule mais par des plans fixes, composés, électrisés par la superbe musique de Para One. Malgré le sujet déjà fort rebattu, c’est une vraie découverte que propose la réalisatrice, dont l’intention de bousculer les représentations dans le cinéma français est aussi efficace que salutaire. Le quatuor d’actrices, recruté suite à un casting « sauvage », s’empare de leur premier rôle avec énergie.

…pour un résultat bancal
Mais la vision de « Bande de filles » provoque un léger malaise. Quelque chose cloche dans ce film, qui sonne parfois faux. Il y a un problème de distance entre Céline Sciamma et l’objet de sa mise en scène. Une ambigüité dans la démarche de l’auteur qui n’est pas dépassée par la puissance de son sujet : la faute peut-être à cette histoire volontairement classique, dont la construction trop étudiée fait parfois voler en éclats l’impression de réalisme pourtant recherchée. Le film réserve de beaux moments, comme le fameux play-back sur « Diamonds in the sky » de Rihanna, mais est trop cadré. L’émotion n’affleure finalement qu’à peu de moments. « Bande de filles » fait partie de ces films finalement plus remarquable pour leur ambition que pour eux-mêmes. De ces films qu’on aimerait aimer, sans y parvenir complètement…

On retiendra…
L’ambition accomplie de ce projet : agrandir le répertoire fictionnel du cinéma naturaliste français.

On oubliera…
Céline Sciamma n’a pas su trouver la bonne distance pour filmer cette histoire.


« Bande de filles » de Céline Sciamma, avec Karidja Touré, Assa Sylla, Lyndsay Karamoh, Mariétou Touré,…

dimanche 19 octobre 2014

Douloureux « après » (Samba)

Produire en France « le film d’après » a toujours été extrêmement périlleux : comment renouer avec un succès ? La tentation est grande de tirer des recettes (scénaristiques) du film d’avant pour en reproduire les recettes (financières). Ça a été la stratégie de Dany Boon : « Rien à déclarer » a voulu transposer les ficelles comiques de « Bienvenue chez les Ch’tis » à la frontière France/Belgique.[1] Une autre méthode est de tout simplement de faire « plus grand » : c’est le traumatisant exemple de l’après « Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre », « Astérix aux Jeux Olympiques ». Existe encore la possibilité de faire un « film d’après » complètement différent du précédent, manière pour le réalisateur de se libérer des contraintes comme des attentes, avec l’espoir pour les producteurs de pérenniser la popularité d’une nouvelle signature lucrative… c’était le cas de « Faubourg 36 », l’après « Choristes » de Christophe Barratier.


Une recette qui tourne au vinaigre
       Quelle voie allait donc suivre le duo Toledano et Nakache pour l’après « Intouchables » ? Sans surprise, c'est la moins risquée des trois : la première. « Samba » est donc une autre comédie « sociale ». L’intention est identique : donner aux spectateurs un nouveau regard sur un sujet de société. Après le handicap, c’est de la situation des sans-papiers que Toledano et Nakacke s’emparent pour reproduire le cocktail supposé imparable « rire plus émotion » (ou « rire intelligent ») qui avait fait le succès d’ « Intouchables ». Evidemment, la présence en vedette d’Omar Sy était absolument indispensable à la réussite du projet.
             Faire rire de sujets a priori graves réclame beaucoup de finesse. « Intouchables » s’en était sorti grâce à l’abattage phénoménal d’Omar Sy, dont la puissance comique estompait les clichés et les grossières caricatures, à la limite de la démagogie (sur l’opéra ou l’art contemporain par exemple), sur lesquelles s’appuyait le scénario.
Or, le personnage d’Omar Sy dans « Samba » n’est pas drôle. La faute déjà à une très mauvaise direction d’acteurs. Omar Sy n’est jamais convaincant dans ce rôle de sans-papier. Un manque d’incarnation criant qui rend difficile pour le spectateur de voir à l’écran le personnage de Samba plutôt que le comique français vu récemment dans le dernier « X-Men ». De plus, l’accent sénégalais adopté par l’acteur pour ce rôle ressemble soit à une blague de mauvais goût soit à une imposture. A ses côtés, Charlotte Gainsbourg semble se caricaturer elle-même en surjouant en permanence un personnage d’absentée. Difficile pour ces acteurs, de toute manière, de faire exister des personnages à peine esquissés et sans profondeur et qui paraissent donc complètement artificiels.
De même, le traitement – qui se rêve documentaire – de la situation des sans-papiers en France est tellement superficiel et grotesque qu’en avoir fait le cœur d’un film aux ambitions commerciales très marquées en devient honteux.

La pauvreté d’un cinéma révélée au grand jour
« Samba » n’est donc pas drôle. Comme il n’est plus en train de rire, le spectateur ne verra donc pas son attention détournée des grosses ficelles du scénario, à la construction très bancale, qui accumule les péripéties inutiles dans son interminable dernière demi-heure. Non plus de la platitude la mise en scène, où le seul acte cinématographique notoire semble se résumer au plan-séquence sur lequel s’ouvre le film. Les dialogues pédagogiques et les lourdes formules envahissent la bande-son, au même titre que cette musique de Ludovico Einaudi qui indique quand il faut rire ou pleurer.
Seule bonne idée de Nakache et Toledano : avoir confié à Tahar Rahim un rôle comique. Registre dont on savait la révélation d’ « Un prophète » parfaitement capable mais dans lequel il n’avait pas encore pu s’exprimer jusque-là. A part lui, les moments drôles se comptent sur les doigts d’une main (astucieusement rassemblés dans la bande-annonce). On n’est même pas très sûr que les réalisateurs aient réellement calculé la portée de la réplique la plus drôle du film, une référence (consciente ou non) aux déboires de Charlotte Gainsbourg dans « Nymphomaniac ».
           « Samba » rappelle finalement une vérité au spectateur : le « film d’après » est toujours douloureux.

On retiendra…
Avoir donné la possibilité à Tahar Rahim de jouer un rôle comique.

On oubliera…
Le scénario sans construction, la médiocrité cinématographique, la direction d’acteurs caricaturale, l’absence de drôlerie,…

« Samba » de Eric Nakache et Olivier Toledano, avec Omar Sy, Charlotte Gainsbourg,…



[1] La particularité de cette stratégie est qu’elle crée un effet de sillage dans le paysage audiovisuel français, puisque nombre de comédies régionalistes ont marché dans les pas de Dany Boon, de « Le fils à Jo » (le Sud-Ouest) au tout récent « Les Francis » (la Corse).