jeudi 14 août 2014

Au-dessus de l'Homme, le numérique (La planète des singes : l'affrontement)

La sortie du deuxième volet de la trilogie « prequel » à « La planète des singes » (après « La planète des singes : les origines », 2011), huitième film adapté de l’univers imaginé par Pierre Boulle en 1963, aurait pu être l’occasion parfaite de se désoler, une fois de plus, de l’absence d’inventivité d’Hollywood, qui, en panne d’inspiration, exploite sans vergogne les mêmes histoires – ou plutôt, les mêmes licences… Mais il suffit de regarder l’ouverture de « La planète des singes : l’affrontement » pour comprendre qu’on n’est pas du tout face à un énième produit formaté pour l’été. C’est en fait tout le contraire ! Cette suite montre même qu’on était loin, très loin, d’avoir fait le tour de l’idée maîtresse de la saga de « La planète des singes » – à savoir le renversement sur l’échelle de l’évolution entre l’Homme et le singe.


Où sont les hommes ?
Une idée toute simple, presque évidente, sous-tendait tous les films de la saga : faire des singes les véritables héros du film… et reléguer au second plan les humains. Cette révolution, Matt Reeves l’a enfin accomplie. A tel point qu’on est tout aussi surpris que les singes, présentés tout au long de la première partie du film, lorsqu’ils rencontrent des hommes au cours d’une sortie en forêt. Une si longue exposition où n’évoluent que des animaux en images de synthèse communiquant par signes semblait d’autant plus inespérée que « La planète des singes : l’affrontement » est un blockbuster estival !
Si les apparitions des deux espèces équilibreront par la suite leur importance narrative, le renversement a bel et bien opéré : ce sont les hommes les « étrangers » de cette histoire. Cette impression est autant due à leur relative absence de l’écran qu’à leur cadre de vie (les ruines envahies par la végétation de San Francisco) : toute la direction artistique laisse transpirer le sentiment que l’Homme n’a plus sa place sur Terre… A l’intrigue du film de ménager, ensuite, un suspense efficace autour de la validité de cette impression.
Le singe a pris la place de l’Homme : le concept a beau être connu de tous les spectateurs avant même le début de la projection, grâce à ce renversement narratif inédit, il se révèle plus que jamais vertigineux…

Préserver son calme
L’intelligence de ce dispositif, qui rend si brillant cette « Planète des singes », est portée par le rythme calme de la mise en scène de Matt Reeves. Le réalisateur fait des relations entre ses personnages les enjeux majeurs de cette histoire (il faut que chacun garde son calme), ce qui passe par tout un travail sur les regards, et les gestes. Ainsi, l’intrigue de cet opus, bien que sous-titré en France « L’affrontement », s’appuie sur les émotions, et non pas les scènes d’action. Avec succès puisque jamais les relations hommes-singes, qui se prêtent à tant de métaphores, n’avait été autant creusées… Cette mise en scène redonne aussi du merveilleux dans un genre trop souvent noyé dans les exploits artificiers.
Autre prouesse, si rare dans un blockbuster : la guerre n’est pas attendue par le spectateur comme un héroïque spectacle pyrotechnique « qui en donnera pour son argent », mais redoutée comme la désolation sanglante et malheureuse qu’elle est. Matt Reeves ne souligne pas l’épique des combats mais l’horreur de toute scène de guerre, formidablement réactivée par le décalage de ces situations où l’on voit des singes prendre les armes des hommes.

Cauchemars numériques
« La planète des singes : l’affrontement » marque aussi un jalon de plus dans l’invasion du cinéma par le numérique. L’abandon des costumes et des prothèses, remplacés par la motion capture et les effets numériques pour figurer les singes à l’écran, sert non seulement au réalisme du film mais ajoute aussi un niveau de lecture absent des films originaux (les hommes se voient dépassés par les créatures numériques qu’ils ont contribué à créer…).
Après une telle réussite, on se réjouit même de savoir qu’une suite est en préparation : « La planète des singes » n’a pas fini de nous enchanter.

On retiendra…
Le renversement homme-singe, autorisé par l’usage massif et convaincant du numérique, n’a jamais été aussi vertigineux, d’autant plus que la mise en scène porte la réflexion.

On oubliera…
Le classicisme de cette histoire produit des métaphores puissantes, mais il manque un soupçon de mystère au scénario pour achever de faire de cet « Affrontement » un chef-d’œuvre.


« La planète des singes : l’affrontement » de Matt Reeves, avec Andy Serkis, Jason Clarke,…

mercredi 13 août 2014

Ce à quoi ressemblaient les Jeux de Rome (The Raid 2)

Il y a des projections, très rares, qui vous donnent l’impression d’assister à quelque chose d’historique. Le sentiment que personne, encore, n’avait fait ça au cinéma. Que personne n’avait vu un tel film auparavant.
Ce sentiment, c’est ce qu’on ressentait en 2012 à la sortie de « The raid ». Il s’agit pourtant d’un film d’action, venu de l’Indonésie, dirigé par l’anglais Gareth Evans. Aujourd’hui, deux ans après ce « choc », Gareth Evans et son équipe continuent sur leur lancée avec « The raid 2 ».


La stylisation n’est pas l’outrance
Le plus fort dans « The raid 2 » est que, malgré sa nature de « suite » reprenant sans bouleversement la mise en scène du premier opus, sa projection procure toujours la même sensation d’expérience inédite. Il faut le reconnaître : entre les deux films, personne – même pas à Hollywood, qui prépare cependant un remake – ne s’est encore approché de la folie de cette mise en scène qui catapulte le cinéma d’action dans le champ de l’art conceptuel.
« The raid 2 » est pourtant moins bon que « The raid », au-delà de l’évaporation de la découverte que constituait le premier opus. La faute en revient non pas à la mise en scène, toujours aussi dingue, mais au scénario, qui se veut beaucoup plus fouillé et complexe que celui de « The raid » – mais ne l’est en définitive absolument pas. Gareth Evans a visé à une certaine forme de classicisme du film de mafieux. Il déploie une intrigue d’infiltration convoquant une multitude de personnages répartis dans au moins cinq factions (la police, la police des polices, et trois familles de gangsters). Le tout s’étalant sur plusieurs années, ramenées à deux heures et demie pour le spectateur.
Briser les attentes du spectateur après l’intrigue riquiqui du premier « Raid » (une escouade de policiers doit nettoyer un immeuble de trafiquants, étage par étage) était une bonne idée. Gareth Evans ne manque pas de talent pour filmer ces dialogues, véritables confrontations verbales, avec une stylisation qui fait directement écho au cinéma de Nicolas Winding Refn (et plus particulièrement « Only God forgives » qui se déroule lui-aussi en Asie du Sud-Est) ou de Tarantino. Mais il franchit trop souvent la limite entre stylisation et caricature outrancière. En particulier lors des nombreuses scènes de torture complètement gratuites qui se répètent ad nauseam dans cette partie du film… Procédé beaucoup trop facile pour maintenir l’hyper lucidité du spectateur devant le film, même en dehors des scènes d’action, et qui fait basculer plus d’une fois le film du côté de l’abject.

Rendre palpable le présent
On croit alors la surprise de « The raid » complètement pervertie dans cette suite lorsque, enfin, l’intrigue se simplifie soudainement et redevient aussi consistante que celle du premier « Raid » : tuer, avancer d’un niveau, tuer,… Terminées les prétentions de cinéma classique ! Celles-ci ne pouvaient de toute manière pas s’accorder avec la stupidité abyssale de la « morale » finale du film. Cette pirouette, ce retour au jeu-vidéo, au ludique sans conséquence, est un véritable pied-de-nez aux deux heures de mille-feuille narratif qui lui ont précédé (on comprend alors que celles-ci servaient aussi à faire naître l’attente chez le spectateur). Et une délivrance pour le spectateur, rassuré de se retrouver face à un spectacle jouissif plutôt que devant une entreprise nettement plus malsaine...
Il s’agit là du point le plus singulier du cinéma d’Evans : en réduisant son scénario au spectacle le plus primaire (avancer et tuer), le film quitte sa condition de série B d’action pour gagner le statut d’expérimentation art et essai. En effet, lors de cette succession de scènes d’action, la narration est ramenée au présent le plus direct, pour être concentrée en du pur instantané. Le spectateur fait alors totalement corps avec les personnages à l’écran. Par ces combats hyper violents, filmés quasiment en temps réel au moyen de plans séquences ultra-chorégraphiés, d’un réalisme sans pareil (dans le sens où l’on voit que chaque coup fait – atrocement – mal), « The raid 2 » devient une expérience du présent. Le film n’est plus une simple projection, mais une expérience cinématographique, par la manière dont il se joue de l’empathie de ses spectateurs pour les impliquer dans la démesure qui se produit à l’écran. Les spectateurs souffrent à chaque coup qui est porté, tremblent face à la menace de l’ennemi suivant… Ils sont figés dans le ressenti du présent de l’écran. De plus, l’expérience est vécue collectivement : rares sont les films à procurer de telles sensations si intensément, qui sont capables de suspendre une salle entière. Devant « The raid 2 », la dimension collective d'une projection cinématographique est réjouissante, puisque l'on s'aperçoit que l'on souffle avec ses voisins aux mêmes moments pour relâcher la tension… et supporter le prochain déchaînement de violence.
Au générique final, « The raid 2 » vous déposera aussi fatigué que son personnage principal. Le signe d’un film véritablement hors-normes.

On retiendra…
La mise en scène des combats, qui transforme la vision en expérience intense de l’instant présent.

On oubliera…

Gareth Evans confond outrance et stylisation, et n’est sauvé que par la force irrésistible de son finale.

« The raid 2 » de Gareth Evans, avec Iko Uwais, Arifin Putra,…

mardi 12 août 2014

L’étranger (Under the skin)

C’est tel un inconnu que Jonathan Glazer arrive en 2014 sur les écrans de cinéma avec « Under the skin », après un passage en compétition à la 70ème Mostra de Venise. Jeune cinéaste, il ne signe que son troisième long-métrage… dix ans après le précédent, « Birth ».  Dix années, cela ne semble pas de trop pour préparer cette suite de visions hallucinées qui fait de « Under the skin » un film marquant irrémédiablement la mémoire.


L’objectivité de l’écrit et des images
Du roman éponyme signé Michel Faber dont « Under the skin » est adapté, Jonathan Glazer ne garde que l’intrigue générale et la localisation : une inconnue aux traits féminins parcourt en van les routes écossaises, cherchant des auto-stoppeurs isolés auxquels elle réserve un funeste sort… Pour le reste, le réalisateur transcende ce pâle matériau romanesque – presque un conte philosophique – traitant de l’« étranger ». En fait, Jonathan Glazer s’empare si bien de cette histoire au cinéma qu’on en vient à penser que l’écrivain Michel Faber s’est trompé de médium lorsque, le premier, il en a fait œuvre. Comment, en effet, rendre absolument étrangers les actions et les pensées d’une entité (au départ) non-humaine, tout en employant un langage nécessairement proche et accessible du lecteur ? Le roman se retrouvait enfermé dans une impasse. Au contraire, Jonathan Glazer montre qu’il est possible, par l’objectivité des images, d’exposer une altérité irréductible et incompréhensible, sans détruire l’intérêt de son œuvre pour ses spectateurs.

Double étrangeté
           Tout est étranger dans « Under the skin », et pourtant ses situations relèvent du commun : on y suit, la majeure partie du temps, une conductrice perdue demander son chemin à des hommes isolés, en leur proposant un voyage en stop. Mais quelque chose cloche dans l’attitude de la conductrice, qui tient à sa posture, son regard, ses émotions : elle semble en décalage avec la population d’hommes seuls qu’elle accueille dans son mini-van. Cette impression est encore plus vive lorsqu’elle se retrouve au milieu d’une société (la conductrice traverse parfois des villes, voire s’y arrête). Ce décalage entre la conductrice et l’humain, en forçant le déplacement du regard, rend tout étranger : non seulement la conductrice, donc, mais aussi cette humanité qui, bien qu’elle ne fasse rien d’extraordinaire (rentrer à pied du travail, se promener en bord de mer, faire ses courses, se retrouver dans une boîte de nuit) n’a jamais parue aussi mystérieuse et bizarre !
           Jonathan Glazer a eu l’idée géniale, pour faire naître cette double étrangeté, de faire jouer la non-humaine par une star planétaire, Scarlett Johansson, et, de la filmer en caméra cachée demander son chemin à de parfaits inconnus (qui jouent donc leur propre rôle). Ajoutant ainsi un niveau de lecture à son film, et conférant encore un peu plus de puissance à ces images qui n’en manquaient déjà pas.

Cinéma singulier et total
En effet : pour viser à cette objectivité seule à même de rendre compte d’une altérité impénétrable (dans la première partie), la mise en scène est d’une froideur – et en même temps, d’une beauté – inouïe. Plastiquement renversant, et accompagné d’une superbe bande originale, « Under the skin » enchaîne des séquences qui saisissent le spectateur et le figent dans une position stupéfaite devant la singularité de ce film à nul autre pareil. Parmi ces séquences citons la séquence d’ouverture, faisant penser à l’alignement des planètes de « 2001 : l’odyssée de l’espace », qui relève du poème visuel, de l’abstraction géométrique, et qui annonce en tout cas une altérité pure. Citons encore cet espace noir où la conductrice piège ses proies, là aussi totalement abstrait, où solide, liquide, mort et désir se mêlent dans un mélange terrifiant.
Dans sa composition d’une entité non-humaine, Scarlett Johansson trouve son plus grand rôle à ce jour. Un rôle à nul autre pareil, qui ne s’appuie pas sur la parole (seulement quelques répliques au sens anodin seront prononcées) et auquel l’actrice offre tout son corps.
           Le film baisse légèrement en force dans sa deuxième partie, lorsque Jonathan Glazer nous permet de comprendre le personnage de la conductrice. « Under the skin » perd alors un peu de son étrangeté radicale, mais pas de son excentricité, comme le prouvera la fin, d’une ambigüité là encore des plus marquantes.
          « Under the skin », par son étrangeté très dérangeante qui résiste à la compréhension, mais aussi par sa beauté, est un film au souvenir indélébile, une œuvre de pur cinéma.

On retiendra…
La singularité de cette œuvre de cinéma total et radical, qui éclate dès son ouverture.

On oubliera…
Une deuxième partie légèrement moins forte que la première.


« Under the skin » de Jonathan Glazer, avec Scarlett Johansson,…