mardi 1 septembre 2015

L’arnaque belge (Le tout nouveau testament)

« Dieu habite à Bruxelles » claironne le matériel promotionnel du film. S’il y a des « films à pitch », « Le tout nouveau testament » de Jaco Van Dormael en est assurément un. Dieu, c’est Benoît Poelvoorde, et sa femme, c’est Yolande Moreau. Avec un tel point de départ, c’est un sommet de comédie et de « belgitude » qui nous semble promis, promesse que la sélection du film à la Quinzaine des Réalisateurs ne démentait pas.


La question de la gentillesse
Or, le film n’est pas si drôle que ça. Ce n’est pas qu’il échoue dans ses effets comiques, c’est que la plupart du temps, il n’essaye même pas de l’être. La première partie du film, où la famille divine est présentée, est la partie vraiment comique du long-métrage. Mais lorsque la fille de Dieu descendra à Bruxelles pour y écrire le Testament du titre, la comédie loufoque s’aiguille sur un film à sketchs, en fait une succession de portraits : ceux des apôtres du nouvel évangile, que la fille de Dieu va visiter un par un pour en faire ses apôtres. Ces personnes sont toutes un peu farfelues, toutes un peu déçues par leur vie, et au contact de la fille de Dieu, elles vont réapprendre à apprécier l’existence et, pourquoi pas, accomplir le rêve auquel elles avaient renoncé…
         Pour mettre en scène cette galerie de portraits, Jaco Van Dormael a des idées. Certaines sont même très bonnes. On pense notamment au comique de répétition que constituent les apparitions « Test ? » de Kevin – ces mini-sketchs dans le film sont véritablement hilarants et leur découverte peut justifier à elle-seule la vision du long-métrage. Mais la plupart du temps, les idées de Dormael sont ou mauvaises (« Quelle est ta petite musique intérieure ? »), ou mises au service d’un propos dégoulinant de gentillesse. Devant beaucoup de séquences du film, on s’attend presque à ce qu’un bandeau apparaisse en bas de l’écran pour nous dire : « Attention, ceci est de la poésie ». Pour un peu, on rajouterait même le sous-titre : « Laissez-vous porter ou restez indulgents ».
Ainsi, la comédie déjantée où Dieu est joué par le pitre Poelvoorde se révèle être une sorte de « feel good movie » dépressif d’une niaiserie confondante, où l’on nous explique que même si la vie est triste, on peut la rendre belle.
Si je me refuse à recommander ce film, je n’ai pas osé non plus l’accabler. Il me semble que la gentillesse est trop souvent moquée (car elle ressemble à une faiblesse) pour que je la condamne à mon tour. Alors oui, « Le tout nouveau testament » est gentiment inoffensif et ne choquera personne. Mais si on fait abstraction de ses regrets, on ne peut nier que c’est un long-métrage est atypique et singulier.

On retiendra…
L’idée de départ, les apparitions de Kevin, des trouvailles de mise en scène.

On oubliera...
La mise en scène qui surligne en permanence son propos, la gentillesse du propos, à milles lieus de la subversion de l’idée de départ.


« Le tout nouveau testament » de Jaco Van Dormael, avec Pili Groyne, Benoît Poelvoorde, Yolande Moreau,…

lundi 31 août 2015

L’homme qui n’aimait pas la guerre (Dheepan)

En 2008, « Entre les murs » de Laurent Cantet était la première Palme d’or française depuis celle remportée par Maurice Pialat en 1987 pour « Sous le soleil de Satan ». Ce désert de vingt-et-un ans sans qu’un film français ne soit récompensé par la plus haute distinction cinématographique mondiale semble être désormais un lointain souvenir, puisque la Palme d’or de Cantet a été suivie en 2013 par celle décernée à l’incandescent « La vie d’Adèle : chapitres 1 et 2 » d’Abdellatif Kechiche, et celle donnée cette année à « Dheepan » de Jacques Audiard.


Une Palme d’or française, récompensant un cinéaste à qui elle semblait promise depuis le triomphe d’ « Un prophète » en 2009 (et que le cinéaste semblait aussi rechercher – se reporter au discours de remerciement du réalisateur) a tout lieu de nous réjouir. Et pourtant… « Dheepan » laisse perplexe.
Dheepan est le nom d’emprunt d’un ex-combattant des Tigres tamouls, ayant réussi à fuir le Sri Lanka à la fin de la guerre que son camp a perdu en formant une fausse famille, avec une femme et une fille « de circonstance ». Cette famille est liée par des liens artificiels mais poursuit le but commun de s’installer en Occident, loin des atrocités de la guerre. Le film raconte leur installation dans une banlieue parisienne.

Imprévisible
Le scénario est des plus surprenant. « Dheepan » est un film hautement imprévisible, que le spectateur ne réussira pas à ranger dans un genre précis. De son ouverture à son épilogue, le film ne cesse d’évoluer, passant du « film de guerre » au « film de clandestin », puis s’installe dans un mélange de « comédie » et de « cinéma social » (qui serait inspiré des « Lettres persanes » de Montesquieu), avant de virer au « thriller social », à « l’histoire d’amour » et, pour finir, reboucler sur le « film de guerre » (mais façon « Rambo »). L’ajout de guillemets est volontaire, pour pointer d doigt l’absurdité de telles étiquettes, et essayer d’expliquer ce trouble provoqué par ce film qui embrasse et connecte beaucoup de genres, tout en restant rétif à une quelconque classification.
Le mélange des genres était, depuis ses débuts, une des signatures d’Audiard. Il n’a jamais été aussi foisonnant que dans « Dheepan ». Il produit une fois de plus des étincelles : que l’on songe seulement à l’inquiétant onirisme de la scène post-générique d’introduction, où des lueurs fantomatiques clignotent sur fond d’opéra jusqu’à révéler une image où pitié, humour, mépris et vulgarité se disputent dans un mélange là-encore très perturbant, qui dit avec une force incroyable la dureté de la condition de sans papier. Ou encore ces sortes de « trouées poétiques » que constituent ces images d’un éléphant dans une jungle, qui ramassent en un seul plan, que l’on n’est pourtant pas capable d’expliquer, tout le mal du pays et le malaise du déracinement.

De nouveaux regards
Autre signature d’Audiard : c’est un des meilleurs directeurs d’acteurs du cinéma contemporain, l’un des très rares (avec Abdellatif Kechiche) à imposer de réels nouveaux visages dans le cinéma français. Il suffit pour s’en convaincre de voir les filmographies triomphantes de Tahar Rahim et Reda Kateb, révélés dans « Un prophète », ou la carrière internationale de Matthias Schoenaerts depuis « De rouille et d’os ». Audiard révèle ici et Antonythasan Jesuthasan, exceptionnel, et pas seulement pour son parcours – « Dheepan » lui serait largement biographique –, ainsi que Kalieaswari Srinivasan. Ils réussissent très vite à capter l’adhésion du spectateur, au point de nous faire paraître étranger notre propre culture, notre propre pays.
« Dheepan » avance donc des territoires connus du spectateur mais en renouvelant le regard qu’il leur porte, traversant pour cela des terres cinématographiques elles-aussi connues, mais fondues dans un mélange qui ne l’est pas. Comme tous les films d’Audiard, en fait. Sauf que… quelque chose finit par affleurer, que l’esprit du spectateur ne va pas réussir à absorber. Une semaine après la projection, je ne sais toujours pas si cela fait de « Dheepan » un très grand film, ou un film raté – ça le rend en tout cas passionnant.

Un final osé et indéterminé
Depuis le début, le film glissait souterrainement vers la fable. Cette banlieue dans laquelle se retrouvent coincée la famille réfugiée vire tout au long de la progression du film à l’archétype, puis dans le final à la caricature lorsque Dheepan réveille ses réflexes enfouis et part en guerre. Ce final guerrier, très impressionnant, magnifiquement filmé malgré sa grande violence, pourrait apparaître comme une rupture, mais il a été préparé depuis le début par ce mouvement insensible du film vers la fable, vers l’irréalité. Car c’est bien ça qui choque : que le film abandonne d’un coup le registre naturaliste (preuve qu’il était préparé, ce moment de basculement diffère selon les spectateurs). Le réalisme de la mise en scène de Jacques Audiard, nécessaire à l’immersion du spectateur et à son discours sur l’intégration, s’oppose à l’irréalisme de la fable. Audiard tente ici le plus grand des mélanges des genres. C’est à ce point perturbant, nouveau et déroutant que je ne sais pas encore si cette idée était un coup de génie – un pied de nez formidable au naturalisme français, une échappatoire dingue à ce canon du grand cinéma d’auteur français, justement récompensée par la Palme d’or – ou un coup de grâce à un film qui commençait à craquer, écartelé entre les appels contradictoires au réalisme du film social et à la mécanique spectaculaire du film de genre. C’est maintenant à l’Histoire d’en décider.

On retiendra…
Un film imprévisible, un mélange des genres déroutant, traversé de grands moments de mise en scène, et aux interprètes formidables.

On oubliera…
La narration du film s’appuie sur des genres contradictoires qui finissent par le faire éclater dans un final laissant perplexe, dont on ne sait s’il enfonce ou élève le film.


« Dheepan » de Jacques Audiard, avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby,…

lundi 17 août 2015

Le trouble rouge (La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil)

Il est partout. Ce pourrait être un modèle de stakhanovisme artistique. Connu et reconnu pour ses bandes-dessinées, Joann Sfar écrit aussi des romans, des romans jeunesse, dirige une collection pour Bayard, se fait commissaire d’exposition, produit des émissions de radio, commente l’actualité via des caricatures ou la publication de journaux intimes… et réalise aussi des films. Après avoir adapté à l’écran la vie de Gainsbourg puis sa propre série de BD « Le chat du rabbin », Sfar livre une nouvelle adaptation de « La Dame dans l'auto avec des lunettes et un fusil », roman policier de Sébastien Japrisot publié en 1966.


Amusement
Son goût pour l’éclectisme ne peut expliquer à lui-seul l’intérêt de Sfar pour ce projet cinématographique. Sfar a dû voir, dans le trouble ménagé par ce polar où l’héroïne se retrouve plongée dans un état de confusion extrême au point que délire et réalité se confondent, un espace d’expérimentations propice aux inventions visuelles et aux jeux avec le spectateur. C’est en tout cas ce vers quoi est tournée sa réalisation.
Le jeu, on le retrouve dès le titre à rallonge du film (qui fait très « Jeunet »). Par deux fois, Sfar le fera défiler lettre après lettre à l’écran avec un plaisir évident. Sfar s’amuse aussi à « bédéiser » le montage en utilisant dans des séquences de split screen les différents écrans comme autant de cases de BD. C’est inventif, intéressant et particulièrement approprié à cette histoire de machination où tout semble déjà avoir été joué d’avance.
La photographie collectionne les nuances de rouge et la bande originale les sonorités des années 60 (mais pas que). Citons encore Biolay, inquiétant et troublant, qui s’amuse aussi – et il le fait remarquablement bien – dans son rôle manipulateur.

Superfétatoire
Mais quelque chose ne passe pas. A force d’être ludique, Joann Sfar échoue à conférer un sérieux, une importance, à cette histoire. Les qualités relevées plus haut apparaissent comme des affèteries. Dès le début, les cassures systématiques des séquences, les sautes dans le temps, font que le film crie sa nature de puzzle. Cette artificialité semble vite totalement vaine et n’avoir d’autre but que d’embrouiller le spectateur. On devine que le montage est ainsi pensé pour recréer chez le spectateur l’état de confusion de son héroïne… mais l’étrangeté des séquences aurait suffi à créer ce trouble. D’où l’impression d’une sophistication superfétatoire, tape-à-l’oeil, parfois maladroite.
Malgré tout, le film n’est pas déplaisant à suivre… jusqu’à sa conclusion précipitée. Non content d’éclaircir, donc de tuer, tous les mystères travaillés avec tant de soin par la mise en scène et le montage, cette fin s’avère aussi complètement tirée par les cheveux. Cette grande explication finale abracadabrante a tout d’une arnaque. Le coup est dur, et donne l’impression que « La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil », jusque-là très prometteur, s’est perdu quelque part au montage : dommage.

On retiendra…
Les différents jeux dont le montage BD, le trouble inquiétant du début, l’interprétation de Biolay.

On oubliera…
Le film a été inutilement complexifié au montage, pour s’achever sur une fin levant tous les mystères mais très peu crédible.

« La dame dans l’auto avec lunettes et un fusil » de Joann Sfar, avec Freya Mavor, Elio Germano, Benjamin Biolay,…

mercredi 5 août 2015

La traversée des Enfers (Sorcerer, le convoi de la peur)

Pour William Friedkin, le cauchemar ne s’est pas arrêté à la fin du tournage – qui a connu des déboires dignes de celles références d’ « Apocalypse now ». Il a continué à la sortie du film, cruellement boudé par le public en 1977. Et s’est encore poursuivi au-delà : l’échec commercial de « Sorcerer, le convoi de la peur » a précipité le film dans l’oubli, alors même que Fridekin le considérait comme son chef-d’œuvre.
Il aura fallu attendre plus de 35 ans pour que le cauchemar prenne fin. La présentation d’une restauration du film à la 70ème Mosta de Venise en 2013 et sa ressortie en salles cet été en France consacrent enfin une œuvre totale, spectaculaire par sa démesure.


Réparer l’Histoire
Découvrir le film aujourd’hui, c’est se demander si une malédiction n’a pas frappé ce film pour qu’il ait pu échapper aussi longtemps à la notoriété. Une question revient en boucle au sortir de la salle : mais comment a-t-on pu passer à côté de « Sorcerer, le convoi de la peur » ? Pourquoi n’en avait-on jamais entendu parler jusqu’à sa restauration ? Alors même que William Friedkin (« French connection », « L’excorciste ») a gardé une immense renommée ? Alors même que « Le salaire de la peur », dont « Le convoi de la peur » est un remake, et qui donne un énorme coup de vieux au film de 1953 d’Henri-Georges Clouzot, n’a pas quitté les mémoires ?
L’histoire du cinéma peut être parfois extrêmement cruelle. Impossible en effet de nier à « Sorcerer » son statut de chef-d’œuvre et d’œuvre majeure. Fondé entièrement sur la puissance visuelle, la mise en scène de Friedkin se contente d’un minimum de dialogues et d’explications. Le prologue est à ce titre remarquable. Il présente à la suite quatre séquences (soit autant de « films dans le film ») tournées sur des continent différents, sans qu’on ne puisse établir tout d’abord de lien entre elles, avant de comprendre passé cette première partie qu’il s’agissait de la présentation des personnages principaux.

Jusqu’à la folie
L’action se déplace alors dans une dictature imaginaire d’Amérique du Sud. La chaleur, l’humidité, la boue, la misère, la violence, ce qui est montré est un véritable enfer sur terre, extrêmement saisissant, et magistralement – et majestueusement – filmé. La force visuelle de Friedkin est telle que ces images deviennent des sensations. On ressent ainsi quasiment physiquement la fureur d’une foule animée par la colère.
La démesure de ce projet cinématographique hors norme éclate à l’écran lorsque se forme le « convoi de la peur » du titre. Le transport de la nitroglycérine liquide, prête à exploser au moindre choc, est un mécanisme narratif d’une efficacité folle pour créer du suspense, et Friedkin l’utilise à plein. Il va beaucoup plus loin qu’Henri-Georges Clouzot : la furie des éléments, obstacle à la réussite de la mission du convoi, est d’une violence très impressionnante et confère à toutes les séquences une intensité inouïe. Le spectateur est cloué à son siège, n’ose esquisser un mouvement de peur de faire péter la nitro à l’écran, voire en oublie de respirer…
Le sommet du film étant cette double traversée d’un pont branlant en pleine tempête au-dessus d’un fleuve en furie… Tout simplement l’une des séquences les plus impressionnantes jamais tournées. « Le convoi de la peur » accède alors au mythe.
S’ajoute encore à la toute-puissance de ces images l’implacabilité du scénario. « Sorcerer » déroule la machinerie complexe mais incoercible du destin, et donne une vision très déterministe de l’existence. Pendant tout le film, l’homme combattra la nature et ses éléments, refusera son sort avec une résistance inouïe, et cette lutte est tellement folle qu’elle est à la fois absurde et poignante.
Le film vire enfin à l’expérience hallucinatoire, qui semble être la seule échappatoire à ce trop-plein de puissance visuelle. Portée notamment par la géniale la musique de Tangerine Dream, la déchance physique et morale du héros fait le spectateur dans un état d’hébétement et de fatigue. Un de ces moments rares où le cinéma s’annule pour devenir une expérience sensorielle.
« Sorcerer, le convoi de la peur a donc tout d’un monument, dont la redécouverte était historiquement indispensable. Trente-huit après, on n’a pas encore cessé de mesurer l’ampleur de ce projet cinématographique et l’intrépidité de son tournage.

On retiendra…
L’expérience sensorielle de cette mise en scène d’une puissance visuelle qui vire à la démesure.

On oubliera…
La vision des autochtones d’Amérique du Sud…


« Sorcerer, le convoi de la peur » de William Friedkin, avec Roy Scheider, Bruno Cremer,…

samedi 1 août 2015

Accourez à la chasse ! (Chasse royale)

Dans un précédent article, je déplorais la mort du genre de la fantasy pour mieux encenser deux auteurs apparus presque en même temps, Justine Niogret (« Chien du heaume », Mnémos, 2009) et Jean-Philippe Jaworski (« Gagner la guerre », Les Moutons Electriques, 2009).[1] Ces deux auteurs, par la grâce d’un style extrêmement marqué et travaillé, inspiré de la langue médiévale pour le premier et d’une richesse étourdissante pour le second, ont soufflé un vent de fraîcheur comme le genre n’en avait jamais connu en France. En 2015, le vent n’a toujours pas faibli, et l’on n’a pu qu’applaudir avec une force croissante chaque nouvelle parution de ces deux auteurs : « Mordre le bouclier » et « Mordred » pour Niogret, « Même pas mort » et « Chasse royale », dont il est question dans cet article, pour Jaworski, tandis que de nouvelles plumes à la même exigence littéraire se sont révélées (Stefan Platteau avec « Manesh » aux Moutons Electriques et Franck Ferric avec « Trois oboles pour Charon », Denoël-Lunes d’encre).


Un morceau de bravoure littéraire
« Chasse royale » de Jean-Philippe Jaworski est la suite de « Même pas mort », qui initiait en 2013 ce qui était censé être une trilogie (il semble que le projet ait pris de l’ampleur et excède désormais la trilogie). Appelée « Rois du monde », elle  raconte la vie de Bellovèse, guerrier celte appelé à devenir roi, dans une narration épique à la frontière entre le roman historique – sur une période méconnue et encore fort inconnue de notre histoire – et le fantastique.
On retrouve dans « Chasse royale » toutes les qualités de « Même pas mort » : une plongée aux forts accents réalistes dans la culture antique celte, une structure narrative complexe « en rinceaux » (le motif ornemental préféré des Celtes), des touches fantastiques légères qui approfondissent le réalisme du roman en le chargeant d’ambigüité, et surtout le style de Jaworski. La langue de cette saga est moins travaillée que dans « Gagner la guerre » (Jaworski ne pousse plus jusqu’à la préciosité chacune de ces phrases), mais c’est pour fluidifier la lecture et créer ainsi un souffle, qui emportait le lecteur de page en page jusqu’à la conclusion du premier tome, où l’on ne souhaitait plus qu’une chose : lire la suite.
Lire la suite, c’est presque ce que propose ce nouveau tome intitulé « Chasse royale ». Presque, car la parution du tome a été divisée en deux volumes, ou deux « branches » pour garder les motifs celtes. N’est donc paru en 2015 que la première, mais qui constitue à elle seule un roman. On devine qu’une nouvelle structure en rinceau a été préparée par Jaworski dans ce deuxième tome, structure qu’on ne pourra apprécier qu’avec la « branche » suivante, ce volume paru ne comportant sur ces quelques 280 pages qu’un seul et unique chapitre. On voit bien que la saga prend de l’ampleur, selon une expansion que l’auteur lui-même n’avait semble-t-il pas prévu. Et c’est tant mieux… car c’est encore mieux.
Un seul chapitre, mais quel chapitre. L’aventure qui y est déployée, racontée à la première personne, tient en une unité de temps (24 heures) et de lieu. Elle s’avère dans sa deuxième moitié être une escalade quasi ininterrompue de tension, d’action, de combats, où les situations de crise ne cessent de s’enchainer et de se reconfigurer sans jamais pour autant virer à l’avalanche. Malgré l’étirement incroyable des combats, courses, fuites, l’ensemble reste extraordinairement réaliste. Il n’y a nulle artificialité ici, on ne ressent pas de rebondissements comme dus à un seul caprice narratif de l’auteur. Preuve du talent extraordinaire de Jaworski dans la construction de ces histoires.
C’est passionnant, c’est une lecture incroyablement prenante. Un tel moment épique maintenu sur plus de la moitié du roman, c’est du jamais lu. Vive Jaworski et vivement, vivement la suite.

« Chasse royale » de Jean-Philippe Jaworski, Moutons Electriques éditeur



[1] On peut aussi citer Céline Minard pour son formidable roman court « Bastard battle », sorti en 2008, écrit avec une langue pouvant rappeler celle que déploiera un an plus tard Niogret dans « Chien du heaume ».

lundi 20 juillet 2015

Les résurrections de l’été (Mad Max : Fury Road, Jurassic World, Terminator Genisys)

Au regard des titres des films alignés cet été par les grands studios, la période s’annonce pourrie. On a déjà l’impression d’avoir vu tous ces films : « Fast and furious 7 », « Mad Max 4 », « Jurassic Park 4 », « Terminator 5 », « Les 4 fantastiques 3 », « Mission Impossible 5 ». On oublie volontairement « Ant-man », pas une suite à proprement parler, mais pas un film non plus puisque c’est un produit « Marvel ». Dans cette liste, trois films se ressemblent. « Mad Max : Fury Road », « Jurassic World » et « Terminator Genisys » sont trois nouveaux opus de trois sagas nées dans les années 80-90, respectivement initiées par George Miller, Steven Spielberg et James Cameron. Chacun d’entre eux a lui-même transformé son film en saga en réalisant une suite à l’œuvre originale, avant de passer à autre chose et de laisser aux producteurs les clés de la franchise. Les trois films originaux ont tous marqués leur époque et sont indubitablement « cultes ». En sera-t-il de même pour ces trois nouveaux opus ?

La suite rêvée
On ne pouvait pas rêver meilleure suite. C’est tout simplement, à ce jour, la meilleure suite jamais réalisée dans l’histoire du cinéma : « Mad Max : Fury Road ». George Miller a repris son univers post-apocalyptique et son personnage de conducteur fou et solitaire, mais il a vu plus grand, beaucoup plus grand que dans les années 80. Armé des moyens d’aujourd’hui, Miller n’a pas eu peur de dynamiter son ancienne saga. Il la transforme en un opéra métallique et cinétique d’une ampleur démesurée qui redéfinit la mythologie de « Mad Max ». C’est une véritable recréation, qui fait passer les opus précédents pour des brouillons de celui-ci : « Mad Max : Fury Road » est un changement de paradigme.


C’est à cela que doivent servir idéalement les suites : retravailler un film pour l’amener plus loin, l’approfondir, tout simplement l’améliorer. Le cinéma est un art très jeune, qui évolue vite. Il est donc parfaitement compréhensible qu’une histoire soit retravaillée en fonction des moyens accrus désormais à disposition.
La recette d’un tel succès est simple : cette suite à « Mad Max » n’a pas été commandée par des producteurs. C’est George Miller lui-même qui est revenu à son œuvre-phare. Et ça change tout, comme l’ont rappelé peu après « Jurassic World » et « Terminator Genisys ».

On retiendra…
Un opéra mécanique et baroque, bâti sur l’ivresse de la vitesse et la jouissance de la violence, d’une démesure totale, inimaginable jusqu’à ce qu’on l’ait vu.

On oubliera…
Tom Hardy compose un Mad Max qui paraît parfois trop doux, trop sympathique pour que sa solitude farouche et son indifférence cruelle paraisse plausible.

« Mad Max : fury road » de George Miller, avec Tom Hardy, Charlize Theron,…


La suite cauchemar
           A la fois une suite et un « reboot » de « Jurassic Park », « Jurassic World » souhaite clairement relancer une franchise en s’appuyant lourdement sur le souvenir du film original. Voulue par les producteurs, « Jurassic World » n’a pas d’autre ambition artistique que de faire revivre les dinosaures avec les effets spéciaux numériques bluffants d’aujourd’hui. « Jurassic World » se limite donc à recréer les scènes emblématiques qui ont fait le succès de « Jurassic Park », mais en images de synthèse et en 3D.


Sauf que le film a été confié à un réalisateur novice et inconnu, Colin Trevorrow, qui n’est cinématographiquement pas du tout une copie de Spielberg. Personnages sans épaisseur auxquels il est impossible de s’identifier, humour absent ou tombant à plat, mise en scène qui se saborde elle-même lorsqu’elle tente de susciter l’effroi (montrer les dinosaures dès les premiers secondes du film, il fallait le faire), rapport à l’espace maladroit, intrigue qui s’éparpille géographiquement et narrativement à cause d’un montage sans rythme… Peut-être conscient de la médiocrité de son travail, Trevorrow s’est rassuré en se réfugiant incessamment derrière des références à « Jurassic Park », des décors et accessoires repris à l’identique à la musique de John Williams. Erreur quasi fatale étant donné que loin de susciter la connivence escomptée avec les spectateurs encore émus vingt ans après de « Jurassic Park », ces références donnent à mesurer l’abîme qui sépare les deux films, et accablent au final le nouvel épisode de la franchise.
            Le seul intérêt à cette suite est la schizophrénie de la mise en scène, qui d’un côté entend dénoncer la surenchère de la société de spectacle (« Plus de dents »), et de l’autre se plie sans sourciller à cette  surenchère. Cette ambigüité n’est en fait qu’un héritage a priori bienvenu de « Jurassic Park » : Spielberg glissait avec malice les produits dérivés de son blockbuster dans les mains-mêmes de son personnage, avant de les faire piétiner par les dinosaures. Mais dans « Jurassic World » cette malice a été remplacée par de la bêtise. Au détour d’un dialogue, les personnages se moquent du sponsoring du parc par les marques (« Pourquoi pas le Pepsisaurus ? »)… dans un film truffé de placements de produits : là, on se moque du spectateur.
              Que pense donc Colin Trevorrow du succès colossal de son film au box-office ? Ce succès doit quelque part le mettre mal à l’aise s’il est conscient qu’il n’est pas dû à la qualité de son œuvre à lui mais à la popularité immense de ce film devenu mythique qu’est « Jurassic Park » (popularité portée par un bouche-à-oreilles intergénérationnel, travaillée et retravaillée par les diffusions télé, les suites et même une ressortie 3D). Les dinosaures, eux, ont bien été ressuscités par les nouvelles technologies…

On retiendra…
La musique de John Williams, reprise partiellement dans le film, donne encore des frissons.

On oubliera…
Blockbuster formaté, sans âme, à la réalisation hésitante, qui ne cesse de singer « Jurassic Park » en moins bien, ce qui ennuie d’abord, agace ensuite, énerve à la fin.

« Jurassic World » de Colin Trevorrow, avec Chris Pratt, Bryce Dallas Howard,…


La suite inaboutie
         Il s’agit, là encore, d’une suite et d’un reboot. Les deux sont intimement liés grâce à une astuce scénaristique qui fait d’abord craindre le pire par son opportunisme avant de séduire.
Le voyage dans le temps est une des composantes principales de l’univers de « Terminator ». C’est une mine narrative pour faire réactiver les situations ayant fait le succès des films précédents. Ici, les scénaristes ont imaginé un film commençant là où les précédents s’arrêtaient, à savoir la victoire de la rébellion humaine menée par John Connor contre les machines pilotées par Skynet, dans un futur apocalyptique. Mais Skynet réussit à envoyer juste avant sa destruction un Terminator dans le passé tuer la mère du chef de la rébellion humaine… John Connor envoie donc Kyle Reese à sa poursuite, donc dans le passé, soit dans le « Terminator » original de James Cameron. La saga se reconnecte ainsi à ses origines par une pirouette temporelle qui réinitialise la course-poursuite entre les Terminator et la famille Connor, et permet un hommage en forme de mise en abyme à l’œuvre de James Cameron, revisitée à plusieurs reprises quasiment plan par plan avant qu’une divergence n’intervienne.


        L’idée semble d’abord gonflée : le prétexte du voyage temporel est bien pratique pour reproduire le même scénario que le film original ! On craint alors que « Genisys » ne soit qu’un remake qui ne dirait pas son nom, très lourd dans la manière dont il ressort les mêmes méchants et les mêmes scènes des deux premiers Terminator, apparemment sans aucune imagination, en tout cas sans aucune surprise. Le spectacle (car il s’agit surtout de scènes d’action) est poussif et ennuyeux.
La mise en scène est en effet très convenue. Alan Taylor, venu de la série télé, n’a semble-t-il aucune identité, aucune signature, aucun génie, ce qui a pu contenter les producteurs du pathétique « Thor 2 » (son précédent, et premier, long-métrage), mais fait regretter ici le sens du spectacle de James Cameron ou les efforts de Johnatan Mustow et McG (réalisateurs des opus 3 et 4). Taylor a beau, en 2015, avoir des moyens techniques supérieurs à James Cameron dans les années 80, il n’a presque aucune idée de mise en scène. Les scènes d’action, pourtant très nombreuses, semblent terriblement banales, déjà vues, ce qui est une honte pour une saga dont les deux premiers films avaient révolutionné le cinéma d’action en leur temps. La direction artistique souffre d’un pareil manque d’imagination, et s’avère même plutôt moche par un côté lisse et factice bien inférieur à l’esthétique cabossée des films originaux.
          Et puis… L’action se déplace soudain en 2017. L’intrigue devient incroyablement tarabiscotée pour expliquer ce nouveau voyage temporel, mélangeant passés alternatifs et souvenirs du futur, sans pour autant perdre en cohérence. Cette fragile complexité, inhabituelle dans de tels blockbusters, est donc hautement appréciable. Le scénario de « Terminator Genisys » devient même intelligent dans cette seconde partie. Les scénaristes sèment le doute sur la cause défendue par chacun des personnages emblématiques de la saga, reprenant le jeu initié par James Cameron lorsqu’il avait « retourné » le Terminator joué par Schwarzenegger de méchant en gentil. De manière inattendue après la première partie nostalgique des années 80, le film alerte sur les dérives du développement numérique actuel, ré-ancrant avec force l’anticipation dystopique de « Terminator » dans le contemporain de notre société hyper connectée.
        Cette deuxième moitié de « Terminator Genisys » comporte enfin un vrai coup d’éclat : le vieillissement de Schwarzenegger. On se rend compte en le voyant dans cette partie censée se dérouler en 2017 qu’il avait été numériquement rajeuni dans la première, située en 1984. L’acteur, qui a lentement basculé dans la ringardise lors de ses huit années passées loin des plateaux à la tête de la Californie, reprend son rôle de Terminator comme si rien n’avait changé, dans une négation du temps écoulé qui est contredite par son avachissement physique. Comme son personnage de Terminator, surnommé « Papi », qui ne cesse de répéter qu’il n’est pas obsolète, Schwarzenegger l’acteur semble lutter avec « Terminator Genisys » contre ces années enfuies qui ont emporté sa gloire, et ce combat est assez émouvant.
          Au final, par l’intelligence et la rouerie de son scénario, « Terminator Genisys » aurait pu être un excellent film, s’il n’était desservi par une réalisation sans âme. Cependant, l’intérêt pour la saga est bel et bien relancé.

On retiendra…
Un « métaremake » au scénario plein de bonnes voire très bonnes idées, jouant astucieusement des voyages dans le temps et du physique vieillissant de Schwarzenegger.

On oubliera…
La réalisation basique, platement efficace, quasiment digne d’un épisode de série télé, se contente de mettre le scénario en images.


« Terminator Genisys » d’Alan Taylor, avec Arnold Schwarzenegger, Emilia Clarke, Joel Courtney,…

mardi 30 juin 2015

Cruelles fables (Le conte des contes)

« Cendrillon », « Promenons-nous dans les bois », « La belle et la bête » : les contes ont la cote dans les salles obscures. Après les grosses productions Disney et la tentative de résurrection d’un cinéma populaire fantastique français, Matteo Garrone propose  « Tale of tales », une production ambitieuse italo-française, mais comme son titre l’indique, tournée en anglais avec un casting international. Lui qui avait remporté avec ces deux derniers films le Grand Prix du jury (« Gomorra » en 2008 et « Reality » en 2012), il est reparti cette année bredouille de Cannes. Une absence au palmarès logique tant le film est classique dans sa forme et son propos. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce classicisme n’a rien d’agaçant, ni même de négatif. « Tale of tales » est loin d’être insignifiant, car il dispense un plaisir très simple de conteur d’histoires. Une rareté en sélection officielle à Cannes.


Enchanteur et forain
Matteo Garrone déploie dans ce film une mise en scène élégante au service d’un récit entremêlant trois contes aux multiples rebondissements. Le plaisir que procure la projection du film tient autant à cette mise en scène qu’à l’art avec lequel ce récit est construit. Usant d’archétypes, le scénario fait avancer sans s’appesantir ses trois fils principaux, avec une économie de dialogues étonnante qui apporte une belle épure au film. Quant au montage alterné qui saute d’un conte,  il donne un intérêt feuilletonesque, qui ne faiblit pas car sans cessé relancé.
L’élégance de la mise en scène frappe d’abord par la direction artistique, remarquable. Les décors, notamment, sont fabuleux. Garrone s’inspire et rend hommage au cinéma de Méliès, à l’origine foraine du cinéma. L’usage du numérique est très modéré. Le film veille à garder un aspect artisanal, au charme enchanteur. Il réussit ainsi à renouer avec un merveilleux associé aux débuts du cinéma, et qui sied si bien aux contes. La musique, très présente et très belle, est signée par Alexandre Desplat. C’est elle-aussi une merveille.
Les surprises du casting concourent aussi au plaisir du film, de l’apparition de Vincent Cassel aux lubies de Toby Jones. « Le conte des contes » se distingue enfin des autres films du genre par sa cruauté souvent très drôle. Ces contes se moquent tous des travers humains, avec un humour presque noir qui font de « Tale of tales » une tragi-comédie belle et désespérée sur la condition humaine.

On retiendra…
Une esthétique et une élégance donne un charme merveilleux à ce film très cruel.

On retiendra…
Garrone vise au classicisme, réactive un émerveillement, mais n’invente rien.


« Tale of tales » de Matteo Garrone, avec Salma Hayek, Vincent Cassel, Toby Jones,…