mercredi 1 janvier 2014

Du pur cinéma

L’année 2013 aura été dominée par deux films : « La vie d’Adèle » et « Gravity ». A priori, rien de commun entre le survival en apesanteur d’Alfonso Cuarón et l’histoire d’amour entre Adèle et Emma d’Abdellatif Kechiche… Et pourtant, ces deux films se rejoignent sur un objectif commun : écarter le cinéma de la théâtralité, créer un film qui soit « purement cinématographique », c’est-à-dire qui ne puisse être rattaché à aucun autre art ni aucune expression autre que celle du cinéma.
Le cinéma a depuis sa naissance emprunté aux autres arts : littérature, musique, peinture, photographie… et le plus évident d’entre eux : le théâtre. Même lorsqu’il a été reconnu comme un art (il ne faut pas oublier qu’à son invention, le cinéma n’était vu que comme une attraction foraine par ses inventeurs-mêmes), sa filiation avec les autres expressions artistiques demeurait évidente.
Ainsi le cinéma tel qu’imaginé par les frères Lumière (dès 1895) ressemblait-il d’abord à une sorte de photographie animée : aucune histoire n’est racontée dans les films des frères Lumières, qu’ils appelaient des « vues photographiques animées ». Le cinéma de Georges Méliès (dès 1896), consistant en une succession de tableaux, était directement inspiré du music-hall et reprenait (et les améliorait) les trucages des prestidigitateurs – Méliès en était un lui-même.
Il a fallu l’invention du découpage en plans d’une même action (par George Albert Smith en 1900) pour qu’une véritable grammaire spécifique au cinéma apparaisse : l’art du montage, qui se développera par la suite… en s’inspirant de techniques narratives développées pour le roman (comme pour le montage en parallèle par exemple).
Les longs-métrages muets sont les premiers à extraire le cinéma de ses origines théâtrales, par le biais des intertitres (apparu en 1900) : là où les pièces de théâtre doivent débuter par des scènes d’exposition pour raconteur une histoire, un intertitre suffit dès lors au cinéma ! Les intertitres sont un exemple de technique narrative dont l’usage ne peut être rattaché à aucun des arts dont le cinéma est issu. Et ce n’est qu’un début.  Rapidement, les contraintes du muet obligent les réalisateurs à développer un langage, celui de la mise en scène et du montage, pour faire comprendre et donner du sens à leur histoire.
Cependant, ses « avancées » du muet seront oubliées à l’avènement du cinéma sonore (à partir de 1927), qui débutera par une véritable crise artistique : le cinéma se détache alors pour un temps de la mise en scène et se calque sur ce qui peut être considéré comme du théâtre filmé… pour un temps seulement. Le temps, justement, que les réalisateurs apprennent à maîtriser le son, et que les spectateurs s’y habituent : on se met alors à repenser à la mise en scène.[1]
Aujourd’hui, avec le son, la couleur, les effets spéciaux et la 3D, le cinéma est en capacité de mimer presque parfaitement le dispositif théâtral… sans que cela soit pour autant une voie à suivre. Si, avec le développement de la technologie, le langage cinématographique s’est considérablement enrichi, celui-ci reste en 2014 encore très jeune au regard des autres arts : à peine plus d’un siècle. Ce langage s’est développé grâce aux recherches et inventions des réalisateurs. Il se développe toujours, encore aujourd’hui. Qui sont donc ces réalisateurs qui essaient, plus que de le renouveler, d’extraire le langage cinématographique des arts dont il est originaire – d’en faire un médium véritablement unique, et inédit ?
Nous en revenons donc  à « Gravity » de Cuarón, à « La vie d’Adèle » de Kechiche et, pour parfaire la liste avec un dernier film de de 2013, « A la merveille » de Malick. Trois films qui proposent trois voies libératrices, trois expériences cinématographiques uniques.

Gravity La Vie d'Adèle - Chapitres 1 et 2 A la merveille

L’extraordinaire force de « Gravity » vient de sa continuité. Tourné en très long plans-séquences, il embarque le spectateur dans une expérience qui se déroule quasiment en temps réel : c’est toute la puissance du procédé. « Gravity » est une pure expérience temporelle, qui est déjà l’essence-même du cinéma. Celle-ci est de plus renforcée par l’urgence du scénario, qui ne repose que sur des questions de temps : quand aura lieu le prochain déluge de débris ?, quand manquerai-je d’oxygène ?, etc… Cette impression de temps réel avait déjà été explorée par d’autres longs-métrages, tournés en un seul plan-séquence (« L’arche russe » de Sokourov en 2002) mais jusque-là personne n’était allé aussi loin que Cuarón dans le déplacement du champ. En plaçant sa caméra en apesanteur comme ses personnages, en lui laissant une liberté totale de mouvement, passant de l’infiniment grand à l’infiniment petit et du plan d’ensemble à la vue subjective en de longs mouvements fluides, Cuarón réalise un acte cinématographique inédit. Plus que du temps réel, plus qu’une direction des regards, plus qu’une manière virtuose de narrer une histoire, la caméra sans gravité de « Gravity » plonge les spectateurs en apesanteur – sans que celui-ci ne quitte son siège. Une sensation que nul autre média ne pourrait susciter… Creuser cette voie a demandé de plus l’évitement d’un écueil, celui du jeu-vidéo (temps réel et vue subjective), le grand piège de cette nouvelle forme de cinéma.
Si l’on est autant emporté par « Gravity », c’est aussi pour son réalisme, renforcé par la 3D, essentielle à l’expérience. Le réalisme : c’est aussi ce qui distingue le cinéma des autres arts, sa capacité de captation du réel qui peut dépasser toutes les autres formes d’expression. C’est ce qu’a prouvé Abdellatif Kechiche avec les chapitres 1 et 2 de « La vie d’Adèle ». Grâce à une direction d’acteur unique, une mise en scène entièrement tournée vers l’acteur et la vérité qu’il peut transmettre, Kechiche capte au prix de longs et (et selon la polémique, douloureux) efforts une succession d’instants de grâce qui sont impossibles à reproduire aussi complètement ailleurs qu’au cinéma – et certainement pas sur une scène de théâtre, à cause de la lourdeur du dispositif, l’exigence du texte et surtout de la répétition. Un réalisme que ne pourrait pas non plus apporter le documentaire, en saisissant des instants « sur le vif » : comme en mécanique quantique, la présence du regard de la caméra du documentariste perturbe le sujet qu’il regarde… laissant fuir le réel. Kechiche donne au contraire le temps aux acteurs d’oublier la caméra et le dispositif cinématographique, du plateau de tournage jusqu’à… leur rôle, pour ne saisir qu’un être. C’est la magie de « La vie d’Adèle », ce naturel miraculeux, qui a vieilli d’un seul coup toute l’histoire de l’interprétation.
Un autre cinéaste recherche cette captation de moments purs, de gestes, de grâce : Terence Malick. C’est lui qui semble le plus à la recherche d’une forme cinématographique inédite et détachée. Après quarante ans de recherche et cinq films, l’aurait-il enfin trouvée ? C’est le mystère du plus secret des réalisateurs, qui ne communique jamais autrement qu’avec ses très rares films – rares jusqu’à 2013, où un de ses films (« A la merveille ») est sorti moins de deux ans après le précédent (« The tree of life »)[2]. De « La balade sauvage » (1973) à « A la merveille », le style de Malick s’est de plus en plus radicalisé, faisant basculer son cinéma dans une forme unique, qui ne ressemble à rien de connu – et qui en déroute beaucoup. « A la merveille » ressemble à un flux mis en images, une succession de gestes filmés par une caméra toujours en train d’avancer, légèrement en apesanteur. Pas vraiment de dialogues pour raconter cette histoire, mais des voix off plus ou moins mystérieuses, une musique extraordinaire et une mise en scène visuellement incomparable. Jusqu’où cette recherche le mènera-t-il ? C’est la passionnante question qui surgit à la fin de chacun de ses films… et dont on attendra la réponse, ainsi que celles des autres cinéastes, en 2014.



[1] 90 ans après, les producteurs de films 3D réitèreront les mêmes erreurs – sans tuer, toutefois, la production 2D.
[2] Au lieu, par exemple, de la fameuse parenthèse de vingt ans ayant suivie « Les moissons du ciel », close avec la sortie de « La ligne rouge » en 1998

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