Historique.
Le 26 mai 2013, à l’issue du festival de Cannes, le jury présidé par Steven
Spielberg décerne non pas une mais trois Palmes d’or à Abdellatif Kechiche
(réalisateur), Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux (actrices), pour le film « La
vie d’Adèle – chapitres 1 et 2 ». Or, avant même que ne se conclût le festival,
une polémique avait éclaté quant aux conditions de tournage très difficiles du
film, où le réalisateur Abdellatif Kechiche se serait comporté comme un tyran
pour accomplir sa vision, tant envers ses techniciens qu’envers ses acteurs.
Très rapidement, cette adaptation de la bande dessinée « Le bleu est une
couleur chaude » de Julie Maroh (2010) a cristallisé plusieurs débat, de celui
sur la convention collective qu’essaye actuellement d’imposer le gouvernement
français au milieu du cinéma, jusqu’au mariage pour tous. Une agitation qui,
loin de retomber, ne cesse de s’aviver depuis la rentrée, au point que le
réalisateur a même déclaré récemment (Télérama n°3324) que son œuvre avait été
« salie » par ces polémiques.
Tout le
bruit et les remous générés autour de « La vie d’Adèle », les questions
extrêmement intéressantes soulevées par son tournage, ainsi que son statut de
troisième Palme d’or française en vingt-six ans, lui confèrent une aura
extraordinaire. Mais celle-ci n’est rien face à l’expérience-même de sa
projection. D’une sensualité azurée et lumineuse, deux
actrices filmées à leur incandescence nous montrent en 2013 qu’avant Adèle et
Emma il n’y avait jamais eu d’histoire d’amour au cinéma.
Réalisme lyrique
Grâce à une direction d’acteur fondée sur la
durée, une mise en scène en gros plans infiniment charnelle, entièrement
concentrée sur l’acteur et la vérité qu’il peut transmettre, Abdellatif Kechiche
capte une succession d’instants de grâce – qui semblent impossibles à
reproduire aussi complètement ailleurs qu’au cinéma. Adèle Exarchopoulos et Léa
Seydoux, en ne s’emparant pas d’un rôle, mais d’un être, sont d’un naturel si
confondant qu’elles revivifient la notion d’interprétation en une poignée
d’heures qui passent comme un soupir. On comprend aisément pourquoi, juste
avant le festival de Cannes, le titre original de la bande dessinée a été
abandonné : « La vie d’Adèle », c’est la vie d’Adèle. Son interprète, Adèle
Exarchopoulos, réalise des miracles. On est là bien au-delà du jeu. Ce que
recherchait à tout prix le réalisateur avec ces heures de tournage et ses
prises interminables apparaît comme une évidence, de manière aussi frappante
que lumineuse : les personnages du film ne jouent plus, ils sont.
On juge
toujours un acteur pour son interprétation. Au-delà du personnage qu’il
incarne, on reconnait toujours l’acteur ; on considère, on compare son jeu par
rapport à ses rôles précédents. Ici, il n’en est plus question : lorsque Léa
Seydoux apparait à l’écran avec ses cheveux bleus, elle est Emma. On oublie que
c’est Léa Seydoux, qu’on l’a déjà vue dans d’autres films, qu’elle a déjà eu de
grands rôles (pour ne citer qu’elle, puisque la question se pose moins avec les
autres acteurs du film, plus confidentiels auparavant). On n’apprécie plus la «
performance » d’un acteur, comme lorsque l’on regarde, bluffé, les
transformations physiques, vocales et gestuelles de Daniel Day-Lewis dans «
Lincoln ». On est alors admiratif car on mesure ces transformations. Cela est
impossible dans « La vie d’Adèle » : on ne peut pas, car les
acteurs ne jouent plus, ils sont. Cette justesse de jeu émerveille.
Il n’y a
aujourd’hui que le cinéma français qui soit capable de cela, et le dernier
exemple en date était « Entre les murs » de Laurent Cantet (Palme d’or 2008).
Mais « La vie d’Adèle » va plus loin, encore plus loin. Cantet brouillait les
frontières entre documentaire et fiction : la force de sa mise en scène
était que, par sa justesse, on se demandait si l’on voyait un film ou un
documentaire. Le film de Kechiche transcende ses limites et ces interrogations
pour atteindre... la réalité.
Comment
cela se traduit-il concrètement ? On oublie que l’on regarde un film. Et qu’il
dure trois heures. Le film avance, une succession de scènes miraculeuses de
justesse, qu’il serait vain d’énumérer. C’est très drôle, extraordinairement
émouvant, et d’une beauté absolue. Les couleurs ont une chaleur inouïe,
notamment – pour ne citer qu’une scène – lors des rencontres dans le parc entre
Adèle et Emma. Kechiche atteint cet état en filmant au plus près des corps et
des visages, dans des prises longues, fluides, qu’on pourrait rapprocher de
celles de Terrence Malick. C’est passionnant et passionné. C’est déchirant et
bouleversant. Le parcours d’Adèle porte une évidence qui
résonne en nous et avec notre époque.
Pour
résumer sa magie en une expression, « La vie d’Adèle » n’est pas un film qui se
voit, mais qui se vit. Vivez-le.
On retiendra…
Adèle Exarchopoulos, Léa
Seydoux, Abdellatif Kechiche.
On oubliera…
Vous ne pourrez rien oublier.
« La vie d’Adèle »
de Abdelatif Kechiche, avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux,…
Une version condensée de la critique a été publiée sur Télérama.fr dans le cadre du festival cinéma Télérama 2014 à cette adresse. Merci à la rédaction de Télérama de m'avoir publié.
Une version condensée de la critique a été publiée sur Télérama.fr dans le cadre du festival cinéma Télérama 2014 à cette adresse. Merci à la rédaction de Télérama de m'avoir publié.
Le Winter Garden Theater, à Toronto |
Au festival
international du film de Toronto (TIFF), Abdellatif Kechiche, Adèle
Exarchopoulos, Léa Seydoux et Jérémie Laheurte avaient accompagné le film.
Avant la projection, Abdellatif Kechiche est venu dire quelques mots (qu’un
traducteur répétait ensuite en anglais) – qu’il était surtout impressionné par
la beauté de la salle de projection, le Winter Garden Theater. Puis chacun des
trois acteurs présents en a fait de même, et la projection a commencé.
Présentation du film |
Abdellatif Kechiche et son traducteur |
Léa Seydoux, Adèle Exarchopoulos et Jérémie Laheurte |
La plus belle salle de cinéma |
Trois
heures plus tard, après un générique des plus simples (www.laviedadele.com), le réalisateur et
les acteurs sont revenus sur scène pour un échange avec le public – appelé « Q&A »
(question and answer), comme il est de tradition à Toronto. Le moment était très
intéressant, après les récentes déclarations dans la presse qui laissaient
penser que les relations entre les actrices et le réalisateur étaient on ne
peut plus tendues – les actrices ayant déclarées que le tournage avait été trop
éprouvant pour qu’elles veuillent encore travailler avec Kechiche. Mais
personne dans le public n’a osé soulever le sujet, et l’équipe a affiché un
front uni.
La manière
très posée dont Abdellatif Kechiche s’exprime, choisissant avec soin ses mots, ne
permet pas d’imaginer qu’il soit capable de crises de colère ni d’un
comportement tyrannique. Le réalisateur a même répondu affirmativement à la
question « Y aura-t-il une suite ? » – à la condition toutefois
qu’il soit aussi « inconscient » que lorsqu’il a préparé les deux
premiers chapitres de « La vie d’Adèle ». Or une suite supposerait
forcément le retour d’Adèle Exarchopoulos et de Léa Seydoux…
Adèle
Exarchopoulos a expliqué s’être abandonnée complètement au rôle jusqu’à ce qu’elle
atteigne un état où elle ne jouait plus. Le dernier spectateur à poser une
question voulait savoir si le film défendait la cause du mariage pour tous. C’est
Adèle Exarchopoulos qui a répondu, pour dire que le film racontait une histoire d'amour tout court, visant à l'universalité – mais que la force d'une oeuvre était de pouvoir servir à défendre des causes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire