vendredi 16 octobre 2020

La vérité du documentaire (Adolescentes)

Sébastien Lifshitz a filmé Emma et Anaïs, deux adolescentes de Brive-la-Gaillarde de leurs 13 ans à leurs 18 ans. Filmer en temps réel l’adolescence, cela rappelle immanquablement le très émouvant « Boyhood » (2014) de Richard Linklater, qui avait été tourné pendant 12 ans, des 7 ans aux 19 ans de l’acteur principal. La différence entre les deux films, outre celle de la durée du tournage, est qu’« Adolescentes » est un documentaire, alors que « Boyhood » est une fiction. La comparaison inévitable de ces deux films qui racontent un même sujet mais ont été élaborés selon deux méthodes de tournage soulève des questions passionnantes sur le réalisme et la vérité au cinéma.



Programme

Selon le principe du documentaire, Sébastien Lifshitz ne pouvait pas deviner ce qu’il filmait (au moment du tournage) ni ce qu’il allait filmer (lors des prochaines journées de tournage), puisqu’il s’agit de « la vie réelle » d’Emma et Anaïs. La réussite de son film consacré à l’adolescence dépendait donc en grande partie du choix de ses comédiens – ou plutôt, du choix de ses sujets. Et c’est déjà là que le film cède à un premier biais : pour être sûr d’avoir quelque chose d’intéressant à raconter, le réalisateur doit « sélectionner » une adolescence dont il peut anticiper qu’elle « aura du sens ».

Il a donc a décidé (ou eu l’opportunité) de finalement filmer non pas une adolescence, mais deux, celles d’Emma et d’Anaïs, qui sont amies malgré leur différence évidente de classe sociale. A la découverte, dans les premières minutes du film, de la différence d’environnement familial dans lequel vivent Emma et Anaïs, on devine immédiatement, comme l’a sûrement fait avant nous le réalisateur, que leurs trajectoires dans la suite du film (et donc lors des cinq ans du tournage) seront très différentes.

Voir ce « programme » se réaliser (et donc montrer comment l’on est déterminé par son origine sociale) mais être quand même bousculé (et donc qu’une liberté existe, mais finalement, marginale sur la période montrée par le film) est quand même intéressant. Mais il met un peu mal à l’aise pour ce que cela révèle de calcul de la part du réalisateur-documentariste. Un sentiment de gêne qui n’existait pas dans « Boyhood », grâce au pacte de la fiction. De plus, à l’inverse de Lifshitz, Linklater pouvait raconter l’adolescence à travers un seul personnage, et s’assurer ensuite par l’écriture du scénario qu’il allait être universel.

 

Physique quantique

« Adolescentes », comparé à « Boyhood », rappelle que tourner un documentaire, c’est un peu comme observer une particule en physique quantique : l’observateur détermine son état. Lorsqu’on regarde « Adolescentes », on ne cesse de se demander comment la caméra et la présence du réalisateur ont perturbé ce qui était filmé – car forcément, on imagine que ce tournage a eu une influence sur la vie d’Emma, d’Anaïs et de leurs proches. Ce n’est en effet qu’en filmant en caméra caché que l’on supprime l’influence de l’observateur sur le sujet observé. Cette question subsiste malgré le soin apporté à la fabrication du documentaire : des nombreuses heures de tournage et un travail de montage qui a dû sélectionner les séquences où les sujets filmés avaient « oublié » la présence de la caméra. Sauf que le spectateur, lui, ne peut pas l’oublier : il sait que les personnes filmées ne sont pas des acteurs, qu’il ne s’agit pas d’une fiction, et qu’ils ont vécu ces moments avec une caméra à leurs côtés. Il y a des séquences où la « fabrication » du documentaire semble quasiment manifeste : lorsqu’Emma s’oriente vers des études de cinéma, on se demande d’où vient la surprise de sa mère, alors qu’elle et sa fille sont au même moment dans le champ d’une caméra de cinéma… La séquence finale du film laisse tout autant dubitatif : Emma et Anaïs se retrouvent seule à seule comme deux amies très proches, comme au début du film, alors que toute la deuxième moitié du long-métrage montre clairement qu’elles s’éloignent l’une de l’autre du fait de leur parcours scolaire divergent. Jouent-elles à une comédie de l’amitié, voulue par le réalisateur pour boucler son documentaire ? Ou, si elles sont encore aussi proches, n’est-ce pas juste à cause du lien entretenu par le tournage ?... Il s’agit moins ici de nier la vérité de ce qui a été filmé, que de montrer qu’un questionnement accompagne inévitablement le visionnement de ces séquences, questionnement qui n’existe pas dans une fiction assumée telle celle de « Boyhood ».

La comparaison des deux films sur l’adolescence que sont « Adolescentes » et « Boyhood » s’avère donc très intéressante en ce qu’elle révèle de la difficulté de retranscrire la réalité au cinéma. La présence non masquée de la caméra vis-à-vis des sujets filmés a eu deux effets sur « Adolescentes ». En perturbant la vie du sujet, elle empêche le documentaire d’accéder à la vérité. En créant un questionnement dans l’esprit du spectateur sur ce qu’il regarde, elle diminue le réalisme du film. Paradoxalement, parce que je savais qu’il s’agissait d’une fiction avec des acteurs qui jouaient un rôle, « Boyhood » m’a paru plus vrai et réaliste qu’« Adolescentes ».

 

Identification

Un autre facteur a joué en faveur de mon ressenti plus réaliste de « Boyhood », qui tient à l’identification du spectateur au(x) protagoniste(s) d’une histoire. Dans un documentaire, le spectateur ne s’identifie pas complètement, car il sait que ce qui est filmé est la vie d’un autre. Il va certes éprouver de l’empathie pour les personnages, mais il ne va pas autant s’imaginer « à leur place » que s’il s’agissait de personnages de fiction, car il y aura toujours dans son esprit une comparaison entre sa vie et celles dépeintes à l’écran. C’est ce qu’avait magnifiquement montré (et théorisé [1]) Arnaud Desplechin avec son film « Roubaix, une lumière », exemple unique (?) de remake de fiction d’un documentaire (« Roubaix, commissariat central » de Mosco Boucault).

En conclusion, malgré son approche documentaire au long cours, « Adolescentes » n’atteint pas à plus de vérité qu’un film de fiction. Il parait même bien fade comparé à « Boyhood » ou « La vie d’Adèle ». Mais il est passionnant pour les interrogations qu’il soulève sur le réalisme au cinéma.

 

On retiendra…

Le documentaire montre bien, hélas, la prédétermination scolaire due à la classe sociale.

 

On oubliera…

« Adolescentes » par son approche documentaire, ne réussit pas à rendre passionnant la banalité du quotidien. Il est aussi légèrement trop long.

 

« Adolescentes » de Sébastien Lifshitz

dimanche 6 septembre 2020

Le hameau a des yeux (Dachra)

 

 

Pourquoi être allé le voir ?

« Dachra » est le premier film d’horreur tunisien. Il a connu un grand succès au box-office local en 2018. C’est aussi le premier film de son réalisateur, Abdelhamid Bouchnak. Son titre signifie « hameau ».

 

Pourquoi le voir ?

Au risque de me répéter, « Dachra » est le premier film d’horreur tunisien (et le deuxième du cinéma maghrébin). Le film a donc une indéniable importance historique pour le cinéma tunisien, et pour le genre du cinéma d’horreur. Il est plus ou moins inspiré de légendes horrifiques locales.

 

Pourquoi ne pas le voir ?

Pour le reste, force est de constater que la nationalité de « Dachra » est sa seule originalité. Le film est surtout inspiré par « Le projet Blair witch » (mais sans jamais, heureusement et curieusement, en reproduire le procédé du found footage). Une fois les étudiants arrivés dans le fameux hameau, le film traîne en longueur et s’échine à ménager des surprises éventées depuis longtemps et des rebondissements téléphonés. « Dachra » souffre beaucoup de son scénario pas très bien construit et qui sacrifie à plusieurs reprises à des énormes invraisemblances, et un peu de sa qualité de « premier film » de son réalisateur (sophistication pouvant virer au tape-à-l’œil des cadrages).

 

On retiendra...

L’horreur fait maintenant frissonner en tunisien au cinéma.

 

On oubliera...

Le scénario qui accumule tous les clichés du cinéma d’horreur.

 

« Dachra » d’Abdelhamid Bouchnak, avec Yasmine Dimassi, Aziz Jebali, Bilel Slatnia,...

vendredi 4 septembre 2020

Le sel du formol (Le sel des larmes)

 

 

Pourquoi être allé le voir ?

Philippe Garrel fait partie de ces auteurs que l’on a plaisir à retrouver régulièrement au cinéma : depuis 1967, il tourne un nouveau long-métrage tous les deux, trois ans. Comme un symbole de cette inaltérable régularité, son 28ème film, « Le sel des larmes », en compétition à Berlin cette année, a fait partie des premières nouveautés françaises à oser être distribuées dans les salles de cinéma réouvertes.

 

Pourquoi le voir ?

Rares sont les cinéastes qui restent aussi fidèles à eux-mêmes comme Philippe Garrel. Le temps ne semble avoir aucune prise sur son cinéma – que ce soit sa forme ou son fond. Garrel joue sciemment avec cette constance. Il fait en sorte que son film soit difficile à dater et donc « atemporel » : par l’image noir et blanc en noir et blanc par exemple, ou l’utilisation exclusive de décors dépouillés (souvent des intérieurs anciens) sans trace de modernité. « Le sel des larmes » aurait ainsi pu sortir il y a dix ans (depuis que Jean-Louis Aubert signe la musique des films de Garrel).

 

Pourquoi ne pas le voir ?

Si Philippe Garrel est très régulier dans sa façon de fabriquer des films, ses films sont pourtant irréguliers en qualité. Les meilleurs jouent de leur « atemporalité » pour atteindre à l’universel et à l’éternel. Les plus mauvais, dont celui-ci en fait partie, paraissent juste anachroniques. Le problème de « Le sel des larmes » est qu’il est sorti en 2020, dans un monde « post-Weinstein » (et même post-Covid) et qu’il apparait en complet décalage avec son époque. La plupart des dialogues censés être tenus par des jeunes d’aujourd’hui sur les femmes sonnent totalement faux. Autre problème, André Wilms est trop vieux pour son rôle, comme ce film l’est pour notre présent.

 

On retiendra…

L’extrême régularité d’un cinéma qui semble en-dehors du temps.

 

On oubliera…

Plutôt qu’intemporel, ce film-ci semble anachronique.

 

« Le sel des larmes » de Philippe Garrel, avec Logann Antofuermo, Oulaya Amamra,…

dimanche 12 avril 2020

Uchronie indienne (Le tigre du Bengale et Le tombeau hindou)

             L’avant-dernier film de Fritz Lang est un diptyque sorti en 1959,  « Le tigre du Bengale » et « Le tombeau hindou ». Ce découpage en deux parties d’une heure et demie semble avoir été motivé uniquement par des raisons commerciales puisqu’il n’y a aucune rupture narrative entre les deux parties. Ce diptyque est devenu depuis sa sortie un classique d’entre les classiques du film d’aventure. « Le tigre du Bengale »/« Le tombeau hindou », outre son bizarre découpage en deux parties, ressemble à une anomalie dans la filmographie de Lang, connu pour ses films muets et ses films noirs : or ici il s’agit d’une grande fresque (en partie) tournée en Inde, dans un Technicolor splendide.
 
 
Flamboyance chromatique
Soixante ans après sa sortie, la première chose qui frappe encore à la découverte de « Le tigre du Bengale »/« Le tombeau hindou », c’est ce Technicolor. Les couleurs sont ultra vives, avec des teintes qui font que certains plans sont à la limite de l’hallucination – c’est vraiment sublime. Il est rare de voir une photographie à ce point dominer un film.
L’autre élément qui résiste toujours aussi bien au passage du temps est la sensualité du film (qui découle d’ailleurs aussi du Technicolor), qui culmine dans les séquences où danse Debra Paget, d’un érotisme inoubliable (même si ces danses sont complètement fantaisistes par ailleurs, et le serpent de la dernière extrêmement ridicule).
Le scénario, s’il souffre de longueurs dans sa première partie (peut-être due à un rallongement artificiel pour obtenir deux films), offre un final magnifique dans les souterrains du palais d’Eschnapur, où tous les fils de l’intrigue se retrouvent soudainement rassemblés : du grand art, lisible, ludique et dramatique.

Un film quasi uchronique
Mais ces éloges ne sauraient faire oublier que par bien d’autres aspects, « Le tigre du Bengale »/« Le tombeau hindou » a pris un sacré coup de vieux. Ce qui surprend au début c’est de voir que tout le monde s’exprime en allemand – du maharadjah au sage vieillard d’un village reculé. Pour un film se déroulant en Inde, c’est bluffant ! L’explication est pourtant évidente – le film est destiné d’abord au public allemand et la quasi-totalité des acteurs sont germaniques – mais ce qui est évident n’est pas pour autant facile à accepter. Jusqu’à la fin du film, on ne s’y habitue jamais vraiment. Il subsiste toujours l’impression bizarre de regarder un film doublé – et en allemand…
A ce malaise de la langue, se rajoute le malaise de voir des occidentaux se grimer en indien. Avec la pauvreté de la plupart des décors, qui ne font guère illusion sur leur nature de carton-pâte (et souffrent encore plus, par contraste, avec les scènes d’extérieur qui n’ont pas été tournées en studio à Berlin, mais en Inde), la nature artificielle du film saute aux yeux et complique l’immersion. Le rythme laborieux de l’ensemble (jusqu’à l’accélération du finale), qui n’est guère rehaussé par les quelques scènes d’action atones, donne l’impression d’assister à un grand moment d’anachronisme.
Les défauts de ce diptyque irrémédiablement daté expliquent sûrement que, soixante après sa sortie, cette troisième (!) adaptation cinématographique du roman « Le tombeau hindou » (paru en 1921) soit toujours la dernière en date. S’ils ne prétendent pas au statut de chef-d’œuvre, pour ses couleurs et sa sensualité, « Le tigre du Bengale » et « Le tombeau hindou » n’en méritent pas moins celui de classique.
 

On retiendra…
Les couleurs flamboyantes de la photographie, l’érotisme de Debra Paget.
 
On oubliera…
Les décors en carton-pâte, le malaise de l’appropriation culturelle, la lenteur de la première partie…
 
« Le tigre du Bengale » et « Le tombeau hindou » de Fritz Lang, avec Debra Paget, Paul Hubschmid, Walter Reyer,…

dimanche 5 avril 2020

Un grand voyage vers la nuit (Sortilège)


Pourquoi être allé le voir ?
« Sortilège » faisait partie de la sélection de la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 2019. Je l’ai donc vu sans rien en savoir… et pour un tel film il n’y a pas de meilleures conditions pour le découvrir.
 
Pourquoi le voir ?
Un grand voyage vers l’inconnu : c’est ce dans quoi s’embarque le spectateur de « Sortilège ». Il s’agit d’un film à l’intrigue insaisissable, qui se défile en permanence. Une errance, qui ne se préoccupe pas de construire un sens mais de le déplacer, sans cesse. Signe le plus manifeste de sa singularité, « Sortilège » est un film muet : s’il y a bien du son (et même une superbe bande son d’Oiseaux-Tempête), les personnages principaux ne parlent jamais. Le seul fil narratif solide du film est celui de la fuite de son personnage principal, qui quitte d’abord l’armée, puis la société, la civilisation, et enfin l’humanité (?). Cette fuite ressemble d’ailleurs à celle du sens de cette œuvre, qui se dérobe séquence après séquence à la compréhension du spectateur.
Privé de repère narratif élémentaire, « Sortilège » pourrait plonger ses spectateurs dans un ennui mortel. Mais il est d’une telle beauté visuelle que cette errance réussit à se suffire à elle-même. Ala Eddine Slim a un grand talent de composition de ses plans (tous sont ouvragés à l’extrême) et déborde d’idées de mise en scène. La meilleure démonstration de cette inventivité visuelle est la manière dont il réussit à introduire des dialogues dans son film – qui est pourtant muet ! La découverte de ce procédé justifie à elle seule l’existence et l’expérience de visionnage de ce film.
« Sortilège » s’affirme avec audace comme un ovni (et s’en revendique même), un « 2001 : l’odyssée de l’espace » tunisien. Une telle confiance dans la puissance visuelle du cinéma est rare et précieuse.

Pourquoi ne pas le voir ?
A force d’aligner les idées sans s’arrêter pour dérouter ses spectateurs, Ala Eddine Slim finit par les perdre. « Sortilège » s’approche dangereusement de la frontière séparant « cinéma expérimental » de « délire ».
Une scène est une citation trop explicite de « 2001 : l’odyssée de l’espace ». L’influence du chef-d’œuvre de Kubrick étant déjà suffisamment palpable tout au long du film, cette scène-là apparaît comme une redite.
 
On retiendra…
La beauté des images, l’imprévisibilité du scénario, l’audace de cet ovni cinématographique.
 
On oubliera…
Le film frôle le grand n’importe quoi… à se demander si tout cela ne serait-il pas totalement vain ?
 
« Sortilège » d’Ala Eddine Slim, avec Abdullah Miniawy, Souhir Ben Amara,…