vendredi 14 novembre 2014

Fragments d'un ailleurs proche (Yama Loka Terminus)

Yirminadingrad. Un nom si compliqué qu’il demande de s’arrêter et de se consacrer à son déchiffrement. Yirminadingrad, c’est la ville monstre, située quelque part en Europe de l’Est, qui est le cadre, le décor, le personnage principal des 21 nouvelles écrites par Léo Henry et Jacques Mucchielli dans « Yama Loka Terminus » (sous-titré « Dernières nouvelles de Yirminadingrad »), paru chez Dystopia (qui a racheté les droits et les ouvrages de son premier éditeur, L’Altiplano).


Se jouer des frontières
         « Yama Loka Terminus » ressemble à un recueil de nouvelles. Nouvelles extrêmement diverses, où Léo Henry et Jacques Mucchielli explorent tous les territoires connus de la fiction, et en expérimentent de nouveaux. Aucune des 21 textes n’est semblable au précédent : par exemple, d’une nouvelle à l’autre, la narration passe de la première personne du singulier à la troisième, puis à la deuxième. Ou mélange les trois à la fois, dans un texte très inventif qui se suit sur trois colonnes en parallèle (« Tarmac – Penthouse/Dernier rapport de télésurveillance »). « Yama Loka Terminus », c’est une nouvelle surprise à chaque nouvelle. Bref, des nouvelles qui n’oublient jamais d’être nouvelles : la lecture est donc hautement stimulante. Pour autant, le recueil est loin d’être chaotique. Malgré cette  multiplicité extrême des formes et des sujets, tous les textes sont liés par Yirminadingrad.
Yirminadingrad ressemble à une mégalopole. Une ville extrêmement diverse, où Léo Henry et Jacques Mucchielli synthétisent tous les territoires d’Europe de l’Est, pré comme post-soviétique, et en créer donc un nouveau. Aucune des 21 nouvelles ne présente un plan précis de la ville et de ses quartiers, ni ne l’inscrit dans une époque datée : par exemple, la ville est aussi bien décrite de l’extérieur que de l’intérieur d’un ses quartiers. La ville se perçoit par fragments, par le biais de ses citadins qui ne sont pas moins recomposés et multiples qu’elle, et qui l’habitent autant qu’ils la rêvent (la superbe « Escale d’urgence (matériaux pour un adultère) »). Les nouvelles s’agencent et se répondent l’une l’autre, ont parfois des points communs, semblent à certains moments dessiner une temporalité (en particulier la fin du recueil).
De ce fait, la lecture de « Yama Loka Terminus » ne ressemble pas vraiment à celle d’un recueil de nouvelles. Les intrigues développées dans le nouvelles se terminent souvent abruptement, voire paraissent incomplètes (« Power Kowboy »). Mais les correspondances entre les nouvelles font de chaque texte autant de chapitres d’un roman dont le personnage principal serait la ville de Yirminadingrad. Son histoire serait celle de l’Europe, un continent aux racines multiples et profondes, où surgissent toutes les dérives politiques (« Histoire du captif et du prisonnier »), religieuses, artistiques (« Evgeny, l’histoire de l’art et moi »), sociales et technologiques (la terrifiante vision du travail de « Demain l’usine »)…
Pas une des 21 nouvelles n’est anodine, futile, dispensable. La plupart des textes sont très marquants, et du fait de leur (très lâche) interdépendance, il est vraiment difficile de choisir ses préférées… ce qui est plutôt rare dans un recueil ! Léo Henry et Jacques Mucchielli se jouent de toutes les frontières, et en particulier littéraires, avec cet ouvrage inclassable, au souvenir persistant.

« Yama Loka Terminus, dernières nouvelles de Yirminadingrad » de Léo Henry et Jacques Mucchielli, Dystopia

mardi 11 novembre 2014

S’approcher des étoiles (Interstellar)

Une brève histoire du cinéma
Depuis la sortie de « 2001 : l’odyssée de l’espace » en 1968, beaucoup sont les réalisateurs à avoir tenté d’égaler le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick. Citons quelques premiers exemples : la réplique soviétique à « 2001 » de Tarkovski (« Solaris », 1972), le « Star Trek » de Robert Wise (1979), l’adaptation cinématographique de la suite écrite par Arthur C. Clarke (« 2010 : l’année du premier contact » de Peter Hyams, 1984) – tous, sans être de mauvais films, échouèrent ne serait-ce qu’à s’approcher du vertigineux opéra métaphysique de Kubrick. Plus nombreux encore sont les cinéastes à y avoir fait référence, à tel point que « 2001 : l’odyssée de l’espace » a marqué un « avant » et un « après » dans l’histoire du cinéma.
Les années passant, et malgré les progrès spectaculaires de la technologie cinématographique, « 2001 » reste toujours le monument indépassable de la science-fiction au cinéma (et pour ma part, du cinéma tout court). Cette dernière année encore, trois films se sont explicitement confrontés à « 2001 » : « Gravity » d’Alfonso Cuaron, « Lucy » de Luc Besson, et « Interstellar » de Christopher Nolan.
J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de « Gravity » ici, mais cette expérience sensible du vide spatial, en maintenant le cap du réalisme, fermait la porte aux abîmes de réflexion qui se cachent dans l’espace. Je ne me suis pas abaissé à descendre la stupidité du film de Besson. C’est donc maintenant au tour – tant attendu – de discuter d’« Interstellar », en projet depuis 2006 entre les mains de Spielberg puis repris en 2012 par Christopher Nolan. Le réalisateur d’ « Inception » a une fois de plus l’ambition énorme de réunir divertissement échevelé et intelligence, dans cette nouvelle tentative de film total et d’odyssée spatiale.


Spectaculaire. Grandiose. « Interstellar » fait partie de ces très rares films où le retour à la réalité de la salle de cinéma une fois la projection terminé ressemble à une punition. L’œuvre de Nolan atteint un nouveau sommet, inespéré. « The dark knight rises » montrait en effet les signes d’un essoufflement du cinéma de Christopher Nolan, qui tournait en rond comme la toupie d’ « Inception ». En se tournant vers les étoiles, Nolan redonne un élan fabuleux à son cinéma.

Réactiver le rêve spatial
« Interstellar » exalte l’aventure scientifique, avec un souffle qui paraît tout droit venu de l’âge d’or de la SF (littéraire) des années 50. Contrairement à « Gravity », le film n’a pas pour seul horizon le berceau terrestre. Le vide spatial n’est pas moins hostile pour l’homme dans les deux films, mais l’espoir s’est déplacé de la Terre aux étoiles. Notre planète n’y est en effet plus un foyer mais est dépeinte comme un enfer en devenir, à fuir absolument. Cooper, le héros du film joué par Matthew McConaughey, est l’incarnation de la figure du pionnier : son désir de nouveaux espaces fait autant appel au western qu’à l’esprit de découverte scientifique.
« Interstellar » porte fort un message : il appelle à une réactivation du rêve spatial – en panne depuis la fin du programme Apollo en 1975 et la prise de conscience des (graves) problématiques écologiques. La direction artistique s’avère sur ce point particulièrement remarquable : les vaisseaux spatiaux d’ « Interstellar » sentent le vécu, les intérieurs sont sales, abîmés, usés. Cette technologie a des (fausses) allures d’anachronismes car elle semble avoir été directement extraite de l’épopée spatiale des années 1970. Comme si depuis cette époque, depuis « 2001 », ces vaisseaux avaient pris la poussière mais étaient restés fonctionnels : visuellement, le film « réactive » donc littéralement le rêve spatial ! (De quoi aussi mettre à l’abri le film des ravages du temps.)
On aurait tort de penser qu’à travers cet appel à la conquête spatial, Nolan valorise une fuite en avant, et l’abandon derrière soi de ses problèmes. Nolan défend l'idée que le repli sur soi est une impasse et ne peut conduire à résoudre les crises. La solution se trouve dans les étoiles, soit dans la recherche, l'exploration de nouveaux horizons, qu'ils soient célestes ou scientifiques : le film est ici particulièrement contemporain. Ce qu'affirme finalement « Interstellar », c'est que le goût de l’aventure définit plus proprement l’homme que ses racines terrestres.
         Cette affirmation parcourt toute la première partie du film, et se traduit par une série d’oppositions entre ceux qui rêvent d’ailleurs et ceux qui se bornent à l’ici. Par exemple, la confrontation de Cooper avec les directeurs de l’école où étudient ses enfants. Ou encore, la scène qui la précédait, la chasse en voiture du drone – déjà très riche en émotions. La soif de nouveaux espaces se lit dans le regard de Cooper et de sa fille. Les deux personnages ont les yeux braqués vers le ciel immaculé dans lequel file le drone. L’opposition est forte avec le fils de Cooper, qui n’est pas habité par ce désir d’aventure. Conduisant le véhicule à travers le champ familial, son horizon se réduit aux plants de maïs qu’il écrase. Empêtré par cette vision sans portée, absurdement terrestre, il se révèlera incapable de réagir lorsque son horizon s’ouvrira – brusquement – sur une immensité au sortir du champ (un précipice). L’émotion dans cette scène, au-delà de cette opposition et de l’intensité apportée par la course-poursuite, est aussi portée par la magnifique musique de Hans Zimmer. Le compositeur nous surprend encore en se renouvelant : pas de lourdes percussions mais des nappes sonores tirées d’un orgue, qui appellent à elles-seules à un voyage transcendant.

Du cinéma moderne
Cependant, « Interstellar » va bien plus loin que ces adresses à notre présent. Comme dans ses meilleures œuvres (« Inception » et « Memento »), Nolan a fait d’ « Interstellar » un film moderne, qui contient lui-même sa propre réflexion sur le cinéma.
Il y a ainsi ces jeux autour du temps extrêmement dramatiques qu’ont imaginé les frères Nolan dans leur scénario, et qui entrent en résonance avec le temps de la projection et l’expérience subjective qu’en fait le spectateur.
         Jusqu’à « Interstellar » la relativité apparaissait comme un frein terrible à la fiction : comment faire coexister sur le même plan dramatique des actions inscrites dans un temps dont l’écoulement n’est pas le même ? Les space opera réalisés jusqu’à présent n’ont tout simplement pas pris en charge la dilatation du temps (d’où les vitesses supraluminiques et autres hyperespaces de « Star Wars », « Star Trek » et consorts). Le plus grand tour de force du film est de faire de cette contrainte l’enjeu majeur du long-métrage, le fondement de toute sa dramaturgie : la question n’est en effet pas de savoir si Cooper réussira sa mission mais de savoir s’il l’accomplira sans vieillir trop vite la Terre. Cette histoire de temps qui se dilate s’avère vertigineusement intelligente lorsqu’elle est racontée sous la forme d’un film, œuvre qui se définit par la durée de sa projection, et qui dilate elle-même l’expérience du temps de ses spectateurs…

Une religion : le cinéma
         Pour faire ressentir ces échelles de temps différentes entre les lieux où se déroulent l’action, Christopher Nolan a recours à des acteurs différents pour interpréter un même personnage selon son âge (trois pour le personnage de Murphy), ou utilise un maquillage très peu marqué pour vieillir artificiellement ses acteurs. Ces deux conventions sont à rapprocher de l’usage limité des effets spéciaux numériques (les plans sur la carlingue du vaisseau de Cooper suffisent à raconter ses acrobaties aériennes) ou de l’obstination du cinéaste à tourner en pellicule[1] : s’expriment ici la foi de Nolan dans le cinéma, qui fait appel à la propre croyance du spectateur dans l’histoire qui lui est racontée, et qui rend plus émouvant encore ses long-métrages.

De la science(-fiction)
Le goût de Christopher Nolan pour la complexité – synonyme selon lui de divertissement – l’a amené à mettre en scène ce scénario qui, pour être totalement compréhensible, demande un minimum de culture scientifique (surtout sur la relativité). La nature hollywoodienne du long-métrage impose certes quelques scènes de vulgarisation. Celles-ci, sur l’appréhension de la quatrième dimension notamment, sont toujours administrées à Cooper et donc aux spectateurs – or il est impensable que des astronautes aient besoin de se faire expliquer ces notions en pleine mission. Excepté ces quelques minutes donc, force est de reconnaître l’audace salutaire de faire appel à l’intelligence de ses spectateurs dans un blockbuster. « Interstellar », c’est de la science-fiction avec de la vraie science dedans… ce qui est assez rare pour être signalé[2] (il suffit de regarder « Thor 2 » et autres Marvelleries pour comprendre ce que c’est vraiment, un gloubi-boulga scientifique !). Et comme le (re)prouve Nolan, spécialement avec la dilatation du temps déjà évoquée plus haut, la science est un terreau extrêmement fertile pour la fiction et la dramaturgie.
Cependant, mis à part le fameux « sense of wonder », la science seule ne peut faire naître seule l’émotion. C’est pourquoi l’histoire d’ « Interstellar » parle d’abord de sentiments humains (« Interstellar », c’est l’histoire d’un père qui veut revoir ses enfants), et qu’elle est aussi bouleversante. « L’amour traverse les dimensions » ose même avancer le film avant de le démontrer (fictivement)… Une idée belle et émouvante.



Dans les pas de Kubrick…
La dramaturgie d’ « Interstellar » se déploie à l’échelle du cosmos et est d’une densité ahurissante. Elle réserve un grand nombre de séquences d’une intensité et d’une émotion folles. Ces climax s’enchaînent, sans qu’il soit possible de les prévoir, de plus en plus puissants.
Arrive alors le point où Nolan, après avoir zigzagué autour,  se met à marcher exactement dans les pas de Kubrick. C’est au moment où Cooper, à l’égal de David Bowman dans « 2001 : l’odyssée de l’espace », plonge dans l’inconnu (le monolithe géant en orbite autour de Jupiter pour Bowman, la singularité d’un trou noir pour Cooper).
Si j’étais né en 1968, j’aurais pu dire que cela faisait 46 ans que j’attendais ce moment. Dans « 2001 », les minutes qui suivaient cette plongée dans l’inconnu le plus total, l’incompréhensible, sont les plus stupéfiantes – dans les deux sens du terme – jamais produites dans un long-métrage. Le long finale de « 2001 » est une sidération pure, une hallucination cosmique, que le double sens du  slogan « The ultimate trip » imprimé sur les affiches d’époque de « 2001 » décrit assez bien. Pour raconter l’inconnu, l’incommensurable, l’infini, Kubrick ne s’adressait plus à l’intellect de ses spectateurs mais à leur inconscient, leurs émotions. Lorsque Cooper plonge dans le sillage de Bowman, j’ai cru que Nolan allait oser de nouveau une pareille folie.
Il ne l’a pas fait. A partir de ce moment, le scénario d’ « Interstellar » retombe sur ses pattes, retrouve son allure de froide mécanique retorse et implacable qui broie dans ses rouages, certes monstrueux mais parfaitement logiques, les cerveaux de ses spectateurs – chose qu’il n’était pas jusque-là. Ce retournement du scénario sur les mystères qu’il avait (plus ou moins bien) semé auparavant n’est pas attribuable aux seuls diktats des blockbusters (qui imposent de ne pas trop perturber ses spectateurs) auxquels Nolan aurait consenti. C’est plutôt le resurgissement de la littéralité de Nolan, latente par ailleurs, qui éclate ici après avoir été si longtemps refoulée.
On pourrait en être déçu, mais la déception n’est pas si vive. Nolan a su faire jaillir cette possibilité, cette lueur d’espoir, dans un film aussi lourd que ce blockbuster, et en 46 ans c’est déjà énorme. Mais en un sens, si « Interstellar » fait pleurer, c’est aussi à cause de cette victoire finale de la raison sur la folie dans le blockbuster contemporain. Nolan a pourtant prouvé qu’il était capable d’oublier la littéralité : c’était la machine triangulaire apparaissant brièvement dans « Le prestige » (certes, directement inspirée du monolithe de Kubrick...). Christopher Nolan psychédélique[3], cela arrivera-t-il un jour ? Comprendra-t-il un jour que c’est la seule chose qui lui manque – et qui lui a manqué ici – pour toucher aux étoiles ?

On retiendra…
Nolan réalise une incroyable odyssée spatiale formidablement intense, intelligente et émouvante, telle qu’on en avait pas vu depuis « 2001 : l’odyssée de l’espace »…

On oubliera...
… tout en étant à des années-lumière de « 2001 : l’odyssée de l’espace ».

« Interstellar » de Christopher Nolan, avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastain,…




[1] Depuis la fin des projections argentiques dans le parc d’exploitation cinématographique hors patrimoine, « Interstellar » est le premier film à être distribué sous les deux formats de projection (numérique et argentique) : quelques copies 35mm et  70mm circulent dans le circuit français. Pour le distributeur, il s’agit avant tout d’un joli coup marketing, mais qui fera le bonheur des détracteurs du numérique et des nostalgiques de la pellicule.
[2] Ça n’apporte rien à l’expérience du film et ne valide pas sa pertinence scientifique, mais la post-production du film aurait aidé à la publication de deux articles scientifiques sur les trous noirs (source : Science et Vie)
[3] A ce titre, la démarche de raviver le psychédélisme  mise en œuvre en novembre par les Cahiers du cinéma (n°705) était – comme d’habitude – d’une remarquable pertinence, d’autant plus que la rédaction n’avait pas vu « Interstellar » au moment de boucler le numéro...

mardi 4 novembre 2014

Opinion (High-opp)

Un roman posthume de Frank Herbert, est-ce que ça a vraiment un intérêt ? Quand on connait le désastre éditorial perpétré par Brian Herbert et Kevin J. Anderson autour de l’œuvre de l’auteur de « Dune », il y avait de quoi être méfiant. Cette exhumation d’un manuscrit oublié, refusé à l’époque par tous les éditeurs – les circonstances de cette redécouverte restent d’ailleurs assez floues – était-elle, comme les innombrables séries continuant l’univers de « Dune », une entreprise purement commerciale ?
Qu’on se rassure : ce n’est pas du tout le cas. « High-opp » est un très bon roman dystopique, dont la qualité rend même plutôt incompréhensible son refus de la part des éditeurs d’alors. Pas question ici de roman inabouti ou bancal, d’ « erreur de jeunesse » propre à ternir la légende littéraire de son auteur : « High-opp » est un pur roman herbertien, dont la lecture sera propre à ravir aussi bien les admirateurs de l’œuvre d’Herbert (pour qui un roman inédit est comme un cadeau tombé du ciel) que ceux qui n’ont pas lu « Dune ».


Une œuvre qui n’a pas perdu de sa pertinence
Dans cette œuvre vraisemblablement écrite entre 1955 et 1960 d’après Gérard Klein, Frank Herbert décrit une sorte de démocratie absolue, où toute proposition de loi est soumise à un vote sur une partie représentative (choisie au hasard, chaque fois différente) de la population mondiale. Vote qui est donc semblable à un sondage d’opinion : d’où le « opp » du titre. Vote qui, comme tout sondage, peut évidemment être détourné : le pouvoir réside alors dans la formulation correcte des questions…
Premier point frappant : ce futur imaginé avant les années 1960 par Herbert où le sondage est le socle social élémentaire semble toujours aussi pertinent. Aujourd’hui les sondages pullulent dans la presse, et ont acquis une importance presque capitale dans l’exercice de la politique. L’explosion d’internet et des réseaux sociaux a aussi été suivi d’une surmultiplication des avis, exprimés à tout bout de champ, en billets de blogs ou en 140 caractères. La science-fiction est une littérature prospective, et Frank Herbert – qu’on savait déjà avoir, entre autre, tout compris de la raréfaction des ressources et des problématiques écologiques – en était un maître : c’est ce que nous réaffirme « High-opp ».
           Deuxième intérêt du roman : l’écriture de Frank Herbert, ramassée et complexe, qui avance à coups d’ellipses impulsant un rythme remarquable au roman. Herbert est toujours aussi virtuose lorsqu’il s’agit de décrire des confrontations et des manipulations, par l’usage des voix intérieures notamment. « High-opp », aux nombreux retournements de situations, se lit d’une traite.
          Enfin, voire surtout pour les nostalgiques de « Dune », on retrouve dans « High-opp » les prémices des chefs-d’œuvre futurs de Frank Herbert. Citons par exemple la manipulation secrète d’une population pour sa sauvegarde, l’échec de ce plan imperturbablement rationnel à cause des émotions… Lire « High-opp » c’est découvrir la genèse de son œuvre future, et cette lecture est passionnante. Elle est d’ailleurs développée dans une excellente postface de Gérard Klein, très éclairante sur l’intérêt de ce roman.
          D’autres romans de Frank Herbert ont été retrouvés avec « High-opp » : vivement leur publication !


« High-opp » de Frank Herbert, édition Robert Laffont, collection Ailleurs et Demain

L'éternité et un jour (Trois oboles pour Charon)

Une claque ! La lecture des premières pages de « Trois oboles pour Charon » est un ébahissement. Il ne peut pas en être autrement devant une écriture aussi frappante, à l’incroyable force d’évocation, riche et profonde mais pourtant d’une fluidité sans pareille, qui happe littéralement l’attention du lecteur. C’est magnifique. Je n’avais pas découvert une telle puissance stylistique dans la littérature de l’imaginaire depuis « Janua Vera » de Jean-Philippe Jaworski. Cette langue incroyable donne l’impression de redécouvrir toutes les situations qu’elle décrit, apporte une originalité à toutes les descriptions. Après celle de Jaworski et Niogret, l’écriture de Franck Ferric affirme encore une fois le fait que la littérature crée sa propre nécessité : le style permet d’imposer n’importe quel texte, même ceux qui ne sont pas follement originaux.


Vivre, mourir, recommencer
Mais qui donc est Franck Ferric ? L’auteur, qui signe là son premier roman dans la collection Denoël-Lunes (mais qui avait déjà publié plusieurs textes aux Editions du Riez) est assurément la plus belle découverte littéraire de cette année dans la sphère de l’imaginaire.
Dans « Trois oboles pour Charon », Ferric raconte les errances d’un homme à travers les guerres de toutes les époques. Cet homme ne cesse de revenir à la vie année après année, siècle après siècle, et toujours au milieu d’un combat. Il s’extraie de terre tel un enterré par erreur et finit invariablement tué par un coup mortel, victime répété de guerres qui ne le concernent pas. Le nautonier des Enfers, Charon, lui refuse en effet le passage du Styx : il faut pour cela payer les trois oboles du titre. Cet homme, parce qu’il n’a d’autre choix que de boire les eaux du Léthé à chacun de ses séjours aux Enfers, ne se souvient plus de son histoire, oublie tout de ses vies passées à chaque résurrection, et a perdu jusqu’à son nom. Cependant, si son esprit est amnésique, son corps, lui, se souvient.
Il est fort dommage que le quatrième de couverture dévoile l’identité du personnage principal du roman, preuve supplémentaire qu’il faut toujours lire les résumés de quatrième de couverture… à la fin de la lecture de tout ouvrage (précepte que j’ai comme d’habitude, et heureusement, appliqué ici). Après le style avec laquelle elle est racontée, l’intrigue développée par Franck Ferric – qui fait penser immédiatement au scénario du film « Highlander » – tire avant tout son intérêt des effets de dévoilement successifs. A vrai dire, une fois que le héros aura recouvré toute sa mémoire, le roman perdra un peu de sa puissance. Certes, il fallait bien montrer que l’éternité, c’est long… mais le roman regagnera bien vite de l’intérêt lorsque peu à peu, la puissance symbolique du héros s’agrandira jusqu’à en faire une quasi-allégorie.
En définitive, Franck Ferric n’est pas passé loin du chef-d’œuvre. Si on regrettera que l’intrigue du roman ne soit pas plus riche, on ne s’est par contre toujours pas remis de la force de cette écriture. Avec « Trois oboles pour Charon », Franck Ferric réalise une entrée fracassante dans la collection Denoël-Lunes d’encre.

« Trois oboles pour Charon » de Franck Ferric, Denoël-Lunes d’encre

lundi 3 novembre 2014

L'horreur des tranchées (Le grand amant)

Au cours de la bataille de la Somme en 1916, James Edwin Rooke, officier anglais, raconte l’horreur de la guerre des tranchées dans son journal. Rooke est aussi poète. Mais comment interpréter dans ses écrits l’apparition soudaine d’une Dame, femme sublime qui lui apparaît alors qu’il se retrouve blessé au fond d’un trou d’obus ?
« Le grand amant » : les éditions ActuSF ont eu l’excellente idée de rééditer cette novella de l’immense Dan Simmons, écrite en 1993, et traduite en France dans un recueil chez Albin Michel deux ans plus tard. Le recueil étant indisponible aujourd’hui, la réédition de ce texte est donc d’autant plus précieuse, et fait sens au moment du centenaire de la guerre 14-18. Dommage cependant que celle-ci se fasse sous une couverture aussi moche.


Avec ce journal d’un soldat des tranchées, Dan Simmons restitue le cauchemar des tranchées dans une suite de tableaux terrifiants. Quel que soit le sujet auquel s’attaque l’écrivain, l’écriture fait mouche à chaque fois, et encore une fois l’immersion du lecteur au cœur de la bataille de la Somme est quasi immédiate. Cette description du quotidien des tranchées et des différents assauts à travers le no man’s land auquel prend part J. E. Rooke est aussi effroyable que poignante. Simmons a de plus enrichi son texte de véritables « poèmes des tranchées », attribué ici à son personnage fictif Rooke, qui permettent grâce aux notes de fin d’ouvrage de découvrir cette littérature et ses figures majeures (du seul côté anglophone, cependant) – prouvant s’il en était besoin la précision du travail documentaire de l’auteur.
En tant que roman historique, « Le grand amant » (qui est le titre du plus célèbre de ces « poèmes des tranchées ») constituerait déjà un grand texte presque documentaire sur la monstruosité et l’absurdité de la guerre. Mais Dan Simmons va plus loin en introduisant au mitan de sa novella une tonalité fantastique qui prendra ensuite de plus en plus d’importance : l’apparition d’une mystérieuse Dame à J. E. Rooke, en plein champ de bataille. Ces visions, qui font d’abord s’interroger le lecteur sur la santé psychologique du narrateur, permettent à Dan Simmons de donner une force extraordinaire à ces tableaux de la guerre en introduisant dans son texte de brusques contrastes très saisissants. Ces visions élèvent aussi « Le grand amant » bien au-delà de la simple reconstitution, vers une étude des pulsions de mort.

L'Amour et la Mort, G. F. Watts

La fin de la novella prouve aussi, une fois de plus, que Dan Simmons est le maître incontesté des finales. L’immersion y est totale : décrocher de la lecture devient impensable lors du dernier quart de la nouvelle. L’émotion déborde et la résolution de cette histoire, qui tourne autour du tableau « L’Amour et la Mort » (1885) de G. F. Watts[1], et du poème « Le grand amant » de R. Brook, est bouleversante. « Le grand amant » n’a pas usurpé son Grand Prix de l’Imaginaire (catégorie nouvelle) de 1996.

« Le grand amant » de Dan Simmons, aux éditions ActuSF, collection de poche Hélios



[1] Et non pas G. E. Watts, petite coquille page 165…