dimanche 12 avril 2020

Uchronie indienne (Le tigre du Bengale et Le tombeau hindou)

             L’avant-dernier film de Fritz Lang est un diptyque sorti en 1959,  « Le tigre du Bengale » et « Le tombeau hindou ». Ce découpage en deux parties d’une heure et demie semble avoir été motivé uniquement par des raisons commerciales puisqu’il n’y a aucune rupture narrative entre les deux parties. Ce diptyque est devenu depuis sa sortie un classique d’entre les classiques du film d’aventure. « Le tigre du Bengale »/« Le tombeau hindou », outre son bizarre découpage en deux parties, ressemble à une anomalie dans la filmographie de Lang, connu pour ses films muets et ses films noirs : or ici il s’agit d’une grande fresque (en partie) tournée en Inde, dans un Technicolor splendide.
 
 
Flamboyance chromatique
Soixante ans après sa sortie, la première chose qui frappe encore à la découverte de « Le tigre du Bengale »/« Le tombeau hindou », c’est ce Technicolor. Les couleurs sont ultra vives, avec des teintes qui font que certains plans sont à la limite de l’hallucination – c’est vraiment sublime. Il est rare de voir une photographie à ce point dominer un film.
L’autre élément qui résiste toujours aussi bien au passage du temps est la sensualité du film (qui découle d’ailleurs aussi du Technicolor), qui culmine dans les séquences où danse Debra Paget, d’un érotisme inoubliable (même si ces danses sont complètement fantaisistes par ailleurs, et le serpent de la dernière extrêmement ridicule).
Le scénario, s’il souffre de longueurs dans sa première partie (peut-être due à un rallongement artificiel pour obtenir deux films), offre un final magnifique dans les souterrains du palais d’Eschnapur, où tous les fils de l’intrigue se retrouvent soudainement rassemblés : du grand art, lisible, ludique et dramatique.

Un film quasi uchronique
Mais ces éloges ne sauraient faire oublier que par bien d’autres aspects, « Le tigre du Bengale »/« Le tombeau hindou » a pris un sacré coup de vieux. Ce qui surprend au début c’est de voir que tout le monde s’exprime en allemand – du maharadjah au sage vieillard d’un village reculé. Pour un film se déroulant en Inde, c’est bluffant ! L’explication est pourtant évidente – le film est destiné d’abord au public allemand et la quasi-totalité des acteurs sont germaniques – mais ce qui est évident n’est pas pour autant facile à accepter. Jusqu’à la fin du film, on ne s’y habitue jamais vraiment. Il subsiste toujours l’impression bizarre de regarder un film doublé – et en allemand…
A ce malaise de la langue, se rajoute le malaise de voir des occidentaux se grimer en indien. Avec la pauvreté de la plupart des décors, qui ne font guère illusion sur leur nature de carton-pâte (et souffrent encore plus, par contraste, avec les scènes d’extérieur qui n’ont pas été tournées en studio à Berlin, mais en Inde), la nature artificielle du film saute aux yeux et complique l’immersion. Le rythme laborieux de l’ensemble (jusqu’à l’accélération du finale), qui n’est guère rehaussé par les quelques scènes d’action atones, donne l’impression d’assister à un grand moment d’anachronisme.
Les défauts de ce diptyque irrémédiablement daté expliquent sûrement que, soixante après sa sortie, cette troisième (!) adaptation cinématographique du roman « Le tombeau hindou » (paru en 1921) soit toujours la dernière en date. S’ils ne prétendent pas au statut de chef-d’œuvre, pour ses couleurs et sa sensualité, « Le tigre du Bengale » et « Le tombeau hindou » n’en méritent pas moins celui de classique.
 

On retiendra…
Les couleurs flamboyantes de la photographie, l’érotisme de Debra Paget.
 
On oubliera…
Les décors en carton-pâte, le malaise de l’appropriation culturelle, la lenteur de la première partie…
 
« Le tigre du Bengale » et « Le tombeau hindou » de Fritz Lang, avec Debra Paget, Paul Hubschmid, Walter Reyer,…

dimanche 5 avril 2020

Un grand voyage vers la nuit (Sortilège)


Pourquoi être allé le voir ?
« Sortilège » faisait partie de la sélection de la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 2019. Je l’ai donc vu sans rien en savoir… et pour un tel film il n’y a pas de meilleures conditions pour le découvrir.
 
Pourquoi le voir ?
Un grand voyage vers l’inconnu : c’est ce dans quoi s’embarque le spectateur de « Sortilège ». Il s’agit d’un film à l’intrigue insaisissable, qui se défile en permanence. Une errance, qui ne se préoccupe pas de construire un sens mais de le déplacer, sans cesse. Signe le plus manifeste de sa singularité, « Sortilège » est un film muet : s’il y a bien du son (et même une superbe bande son d’Oiseaux-Tempête), les personnages principaux ne parlent jamais. Le seul fil narratif solide du film est celui de la fuite de son personnage principal, qui quitte d’abord l’armée, puis la société, la civilisation, et enfin l’humanité (?). Cette fuite ressemble d’ailleurs à celle du sens de cette œuvre, qui se dérobe séquence après séquence à la compréhension du spectateur.
Privé de repère narratif élémentaire, « Sortilège » pourrait plonger ses spectateurs dans un ennui mortel. Mais il est d’une telle beauté visuelle que cette errance réussit à se suffire à elle-même. Ala Eddine Slim a un grand talent de composition de ses plans (tous sont ouvragés à l’extrême) et déborde d’idées de mise en scène. La meilleure démonstration de cette inventivité visuelle est la manière dont il réussit à introduire des dialogues dans son film – qui est pourtant muet ! La découverte de ce procédé justifie à elle seule l’existence et l’expérience de visionnage de ce film.
« Sortilège » s’affirme avec audace comme un ovni (et s’en revendique même), un « 2001 : l’odyssée de l’espace » tunisien. Une telle confiance dans la puissance visuelle du cinéma est rare et précieuse.

Pourquoi ne pas le voir ?
A force d’aligner les idées sans s’arrêter pour dérouter ses spectateurs, Ala Eddine Slim finit par les perdre. « Sortilège » s’approche dangereusement de la frontière séparant « cinéma expérimental » de « délire ».
Une scène est une citation trop explicite de « 2001 : l’odyssée de l’espace ». L’influence du chef-d’œuvre de Kubrick étant déjà suffisamment palpable tout au long du film, cette scène-là apparaît comme une redite.
 
On retiendra…
La beauté des images, l’imprévisibilité du scénario, l’audace de cet ovni cinématographique.
 
On oubliera…
Le film frôle le grand n’importe quoi… à se demander si tout cela ne serait-il pas totalement vain ?
 
« Sortilège » d’Ala Eddine Slim, avec Abdullah Miniawy, Souhir Ben Amara,…

vendredi 3 avril 2020

L’étrange affaire Richard (Le cas Richard Jewell)


Pourquoi être allé le voir ?
Clint Eastwood réussit à maintenir le cap d’un film par an. Après un dur passage à vide de 2014 à 2018 (dont l’atterrant « Le 15h17 pour Paris »), il a retrouvé le sommet avec « La mule » l’année passée, en repassant aussi devant la caméra. « Le cas Richard Jewell » allait-il confirmer ce regain de forme ?

Pourquoi ne pas le voir ?
« Le cas Richard Jewell » est un portrait d’un héros « ordinaire » de l’Amérique… comme les quatre derniers films de Clint Eastwood ! Année après année, le réalisateur continue d’alimenter ce que l’on pourrait presque considérer comme un sous-genre du biopic qu'il a lui-même créé, inlassablement. Mais ses spectateurs, qui ne sont pas tous des patriotes américains, ont par contre de quoi se lasser. Une fois de plus, ce qui dérange dans ce film est ce qu’il laisse transparaitre des opinions politiques d’Eastwood. L’histoire racontée est certes inspirée de faits réels, mais elle coche toutes les cases propre à l’Amérique de Trump : des américains (aimant les armes à feu) ordinaires persécutés par les instances fédérales, des journalistes menteurs, une femme manipulatrice (un personnage honteux à l’ère post-Weinstein)…

Pourquoi le voir ?
Et pourtant, malgré son ancrage à droite très marqué, « Le cas Richard Jewell » est un super film ! En premier lieu grâce à ses acteurs, et particulièrement Paul Walter Hauser, qui est fascinant de bout en bout – une véritable révélation. Il apporte dès la première séquence de l’ambiguïté au personnage de Richard Jewell, ambiguïté sur laquelle repose toute la dramaturgie du film (son obsession étrange pour les forces de l’ordre). La mise en scène est virtuose sans ostentation, et le scénario est si bien construit que l’histoire est, en permanence, passionnante. Le trio principal, malgré sa bizarrerie, a une force irrésistible et devient vite émouvant, sans qu’Eastwood ait besoin de forcer ses effets (dommage qu’il n’ait pas été aussi subtil avec le FBI et les journalistes).
En somme ce trente-huitième long-métrage de Clint Eastwood… est un nouveau grand film.

On retiendra…
La prestation de Paul Walter Hauser, l’art de la conduite du récit d’Eastwood.

On oubliera…
Les accents trumpistes du film.

« Le cas Richard Jewell » de Clint Eastwood, avec Paul Walter Hauser, Sam Rockwell,…