samedi 17 mai 2014

Un serpent qui se mord la queue (Morwenna)

Pour ce prix Hugo (2012), Denoël-Lunes d’encre n’a pas hésité à sortir un bandeau listant, sous la laconique accroche « Un chef-d’œuvre », les récompenses reçues par ce roman que l’on doit à Jo Walton, auteur jusque-là inconnue en France. Un chef-d’œuvre ? C’est avec enthousiasme qu’on début sa lecture.


Fées et gestes
« Morwenna » est le journal intime d’une adolescente de 14 ans, débutant au moment où elle est recueillie par la famille de son père, qui l’inscrit au pensionnat privé d’Arlinghurst. Morwenna vient de fuir le foyer maternel suite au décès de sa sœur jumelle, pour échapper à l’emprise de sa mère, qu’elle décrit comme une sorcière. Cette jeune galloise aura bien du mal à s’intégrer et à supporter la vie du pensionnat – avec d’autant plus de difficultés que là-bas, les fées sont quasiment absentes.
Morwenna et sa sœur Morganna ont en effet passé leur enfance à jouer avec les fées, et à pratiquer la magie comme ces êtres le leur demandaient parfois. Cette magie tout sauf spectaculaire, conséquence d’actes très simples et dont les effets sont indiscernables des hasards ou des coïncidences, est la meilleure invention de ce roman. Si Morwenna est convaincue de l’existence de cette magie, le lecteur, lui, ne peut y adhérer sans réserve : ce que l’adolescente décrit comme de la magie peut toujours s’interpréter de manière rationnelle. Cet écart entre les interprétations est particulièrement frappant dans la surprenante ouverture du roman, qui est sûrement – malheureusement – son meilleur passage.
                Jo Walton n’ira en effet pas plus loin sur ce versant de l’écriture au cœur du roman : comme l’annonce cette (formidable) introduction, « Morwenna » maintiendra jusqu’au bout son ambigüité. Le lecteur penchera alternativement d’un côté (journal d’une jeune fille réfugiée dans son imaginaire pour résister aux traumatismes qu’elle vient de vivre) ou de l’autre (journal d’une jeune fille résistant grâce à la magie aux menaces de sa mère) de la crête séparant fantaisie et réalisme au fil des entrées quotidiennes du roman. Le moment le plus ambigu étant sans nul doute le premier Noël que passe Morwenna dans la famille de son père.
                La construction de ce roman est donc particulièrement fine – mais elle n’est pas nouvelle. On peut saluer cette ambigüité, mais quelque part on est aussi un peu frustré de constater de page en page que cette construction, annoncée dès le départ, se poursuivra jusqu’au bout – et sans surprise.

Lecture de lectures
                Mais cet effet collatéral ne tempère pas de beaucoup la réussite, sur cette partie, du roman. Est bien plus problématique l’autre idée principale autour de laquelle se construit la narration du roman : les lectures de Morwenna. Pour l’aider à supporter le monde qui l’entoure, Morwenna n’a pas seulement recours à la magie : elle se réfugie aussi dans la littérature de science-fiction, de fantasy, ou la littérature tout court. Morwenna enchaine les lectures à un rythme peu commun (un livre par jour, au moins) et les décrit dans son journal intime. Le nombre d’ouvrages et d’auteurs cités dans « Morwenna » est saisissant. Tout lecteur de littérature de l’imaginaire se retrouvera forcément dans ses lectures et ses découvertes.
Les très nombreux paragraphes que consacrent Morwenna à ses lectures dans son journal intime, qui représentent au final une grande partie du roman, est la vraie invention de « Morwenna ». Raconter le parcours d’une lectrice de science-fiction dans un roman du même genre est une idée inédite, et qui s’intègre parfaitement au reste de l’intrigue puisque ces lectures, ces évasions dans l’imaginaire littéraire nourrissent l’ambigüité développée par ailleurs.
                Pour autant, cette idée a aussi ses limites : ce serpent qui se mord la queue, cet ouvrage de fantasy qui s’observe lui-même crée une dérangeante impression d’entre soi littéraire. Cette autocélébration – qui gagne un degré supplémentaire lorsqu’on se rappelle que le prix Hugo a été décerné à ce roman – ne correspond pas vraiment à l’ouverture sur le monde apportée par la littérature. Une idée pourtant bien et mieux présente à quelques entrées du journal intime de Morwenna…
                 Roman étonnant, bien construit, « Morwenna » est malheureusement perturbé par des défauts issus de ces plus belles idées. Sûrement pas un chef-d’œuvre, mais une œuvre intéressante.

« Morwenna » de Jo Walton, aux éditions Denoël, collection Lunes d’encre

samedi 10 mai 2014

Je me souviens (Tom à la ferme)


-          Le distributeur de « Tom à la ferme » de Xavier Dolan est bien trop prévenant… Si nos cousins québécois ne parlent plus exactement la même langue que nous, ce n’était pas pour autant nécessaire de sous-titrer le nouveau film de (et avec) Xavier Dolan, le montréalais surdoué.
-         En effet : Xavier Dolan – à 25 ans ! – est déjà le réalisateur de cinq films, sélectionnés à Cannes et à Venise. « Tom à la ferme » était en compétition officielle à la 70ème Mostra l’année dernière.
-          Xavier Dolan y joue Tom, qui se rend à l’enterrement de son compagnon, et se retrouve piégé dans la ferme de la famille du défunt, dans une ferme. « Tom à la ferme » : derrière cet excellent titre, si anodin et presque enfantin, se cache un noir thriller hitchockien, à la fois drôle et dur, qui séduit par ses audaces visuelles.
-          Le très prolifique québécois ne manque pas d’idées ! Son film comporte beaucoup de ruptures de ton, de dissonances, qui passent par exemple par des ellipses si foudroyantes qu’elles provoquent le rire, ou encore par la géniale musique de Gabriel Yared qui surgit inopinément et fait naître l’angoisse en quelques secondes.
-          On pourra aussi citer des procédés plus étranges encore, comme la réduction du cadre, qui se rétrécit progressivement, comme une visière, pour accentuer les scènes les plus tendues du film et la sensation d’enfermement vécue par Tom, le personnage interprété par le réalisateur.
-        Ce jeu avec les conventions cinématographiques dans un film pourtant très référencé, les surprises constantes et l’atmosphère déroutante de ce huis-clos imprévisible, malin, et parfois poignant, font de « Tom à la ferme » un petit chef-d’œuvre, dont la maitrise étonne chez un réalisateur aussi jeune ! Xavier Dolan n’en finit pas d’être prometteur.
-        Il manque juste un peu de mystère dans cette histoire – on est légèrement déçu à la fin de constater que le scénario est moins étrange que la manière dont il a été porté à l’écran… Dans quelques jours, Xavier Dolan montera les marches à Cannes pour présenter son dernier film, « Mommy », pour sa première sélection en compétition officielle (et non pas parallèle) à Cannes… et son premier coup de maitre incontestable ?

On retiendra…
Xavier Dolan joue avec les conventions et les émotions dans un huis-clos hors du commun.

On oubliera…
« Tom à la ferme » s’explique entièrement à la fin.

« Tom à la ferme » de Xavier Dolan, avec Xavier Dolan, Pierre-Yves Cardinal, Lise Roy,…

mardi 6 mai 2014

Etranges écologistes (Night moves)

Après « La dernière piste » (2011), western féministe et inquiétant, au souvenir persistant, Kelly Reichardt retourne au contemporain avec « Night moves » – mais pour filmer une fois de plus des hommes perdus dans la nature. Une œuvre qui s’inscrit dans la continuité de ses films précédents, qui a valu à Reichardt d’être de nouveau en compétition à Venise… mais c’est finalement au festival du film américain de Deauville que la réalisatrice a enfin été récompensée.


Description de gestes et de paysages
« Night moves » suit trois personnages dans leurs préparatifs de ce que l’on comprend rapidement être un attentat au nom de l’écologie. L’engagement de ces « décroissants » pour un mode de vie plus respectueux de l’environnement est total, puisqu’ils vivent en pleine forêt en marge de la société urbaine, presque coupés du monde.
Cette trame permet à la réalisatrice de redéployer sa mise en scène, si précise et brillante. Il y a d’abord son intérêt pour les grands espaces naturels. Les paysages, magnifiques, sont rendus dans une photographie dont les tons évoquent la terre mouillée. Il y a surtout son art de la précision : comme dans « La dernière piste », le film, tout du moins dans sa première partie, est une suite de préparatifs,  gestes dont l’ordinaire est encore renforcé par l’absence d’effets de mise en scène – presque aucune musique n’est là pour intensifier l’action ou poser une atmosphère, et les dialogues sont rares. A tel point que les motivations des personnages, les raisons profondes de leur engagement, sont et resteront énigmatiques.

Angoisse de l’étranger
Avec une mise en scène d’apparence si austère, on pourrait redouter que « Night moves » soit terriblement ennuyeux. Or non : cette narration minimale crée un suspense effroyable. Le paradoxe de la réalisation de Reichardt est qu’en restant dans la pure description, en réduisant au minimum les explications des gestes de ces personnages, elle provoque chez le spectateur de grands efforts d’implication. Le suspense vient du questionnement perpétuel dans lequel il se retrouve plongé : vers quoi tendent les personnages ?
N’étant pas expliqué, ces gestes – pourtant simples mais qui créent un sentiment d’attente croissant – finissent par faire peur. Face à l’engagement de plus en plus radical démontré par les personnages, le suspense s’est mué en inquiétude. Le moins rassurant d’entre eux est celui interprété par Jesse Eisenberg. L’acteur de « The social network » trouve ici un de ces rôles de marginal qui conviennent si bien à son jeu tout en tics et en décalages.
Kelly Reichardt ne filme que du pur quotidien, et pourtant celui-ci est paré d’une inquiétante étrangeté qui fait qu’on vit « Night moves » comme un film d’horreur. Ce tour de force de mise en scène, déjà accompli dans « La dernière piste », expose de nouveau sa puissance dans ce film qui cache encore son vrai sujet – ce n’est pas vraiment d’écologie dont il est question dans « Night moves ».

On retiendra…
La mise en scène qui insuffle un suspense puis une inquiétude proche de celle d’un film d’horreur à une suite de gestes pourtant très ordinaires. La photographie.

On oubliera…
On espère que Kelly Reichardt saura renouveler sa mise en scène dans la suite de sa filmographie. Le titre français du film.

« Night moves » de Kelly Reichardt, avec Jesse Eisenberg, Dakota Fanning,…

dimanche 20 avril 2014

Après moi le déluge (Noé)


-          On ne s’est toujours pas vraiment remis de la tornade « Black swan » en 2011. Le succès de cet inoubliable film a donné confiance aux producteurs d’Hollywood pour que Darren Aronofsky réalise son premier film à gros budget. Celui-ci en a profité pour s’attaquer à l’un de ses rêves d’enfance : « Noé ».
-          Ce n’était pas forcément notre rêve à nous… Le « film d’après », celui qui suit un chef-d’œuvre, est toujours attendu avec un mélange d’espoir et de crainte. Mais un tel sujet – un péplum biblique – ne faisait qu’exacerber les composantes de cette attente.
-          Et au final… Après avoir vu le film, je suis toujours autant déconcerté ! L’intention d’Aronofsky était claire : réaliser une épopée monumentale, un opéra mythologique et écologiste.
-          Je tiens à préciser que, bien évidemment, nul prosélytisme religieux dans « Noé » : Aronofsky s’empare de ce mythe comme il aurait pu le faire d’un héros de la mythologie grecque. Son but est bien, avec cette figure de l’inconscient collectif, d’atteindre à une grandeur épique.
-          L’ambition était belle… mais elle n’est pas complètement accomplie. Ce qui frappe tout de suite est la tonalité « heroic fantasy » de cette histoire… pourtant issue de la Bible ! Paysages et bestiaire fantastique (comme les Veilleurs, des anges déchus changés en pierre), magie omniprésente, combat et batailles rangées… jusqu’au Déluge, c’est visuellement très fort.
-          Les paysages, comme la direction artistique, sont aussi originaux qu’évocateurs. La Terre que parcourt la famille de Noé est à l’agonie. Si ce monde nous émeut, c’est parce qu’en filmant cette désolation, Aronofsky semble non pas nous décrire des paysages terrestres immémoriaux mais ceux de notre futur, voire notre très proche futur… C’est d’une efficacité redoutable.
-          Quand « Noé » ressemble à un cauchemar, la réussite d’Aronofsky est indéniable. Lorsqu’il montre l’humanité – condamnée à périr lors du Déluge – dans ces efforts pour récupérer l’arche, le film est une succession de scènes infernales, terrifiantes. Au moment du Déluge, lorsque des trombes d’eau transforment chaque plan en enfer liquide, le spectacle, comme le malaise qu’il provoque, est total. La puissance de la mise en scène – les cadrages de la foule des hommes sous la tempête, alliée aux vociférations et à l’interprétation démesurée de Ray Winstone, le chef de cette foule – fait de cette séquence l’une des plus impressionnantes du cinéma d’Aronofsky. « Noé » contient ainsi nombres de tableaux saisissant, extraordinaires visions…
-          … qui ne justifient pas, cependant, que l’on se réjouisse de ce passage (isolé ?) d’Aronofsky au blockbuster. Le réalisateur a trouvé avec « Noé » l’opportunité inédite de déployer un sens visuel du spectacle à grande échelle qu’on ne lui soupçonnait pas forcément. Mais cette attention au spectaculaire se fait au détriment des scènes plus intimistes, et qui sont curieusement très basiques. Les personnages, comme leurs rapports, restent très schématiques, trop rapidement brossés : un comble pour le réalisateur de « The wrestler » et « Black swan » !
-          Je pense que l’intention du réalisateur était par la relative simplicité du comportement de ces quelques personnages, qui ressemblent à des archétypes, d’atteindre à une grandeur digne d’un opéra…
-          Ce mouvement de simplification ou plutôt d’essentialisation s’applique à toute l’intrigue de « Noé », qui m’a souvent fait penser à une bande dessinée dont il manquerait certaines cases – j’aurais aimé plus de développements ! Si le Noé du film est un pur personnage « aronofskyen », entêté jusqu’à la folie dans la mission qu’il s’est imposé, ambigu et torturé, l’interprétation brute et physique de Russel Crowe est loin d’être aussi forte que celles de Mickey Rourke et Natalie Portman dans les deux précédents films du réalisateur…
-          Comme je l’ai déjà dit, la vraie performance du film est celle de Ray Winstone, qui est monstrueuse.
-          « Noé » n’est donc pas aussi puissant qu’on aurait pu l’espérer, mais, malgré ses défauts, c’est un spectacle des plus impressionnants.

On retiendra…
De grandes visions spectaculaires, oniriques ou terrifiantes, toujours très évocatrices. La transformation inattendue d’un épisode de la Bible en épopée mythologique d’heroic fantasy.

On oubliera…
Pour donner une force classique à ce péplum, le scénario a été concentré et épuré jusqu’à l’essentiel, ce qui transforme les personnages en archétypes. Des passages kitschs.

« Noé » de Darren Aronofsky, avec Russel Crowe, Ray Winstone,...

Sa (Her)


-          La sortie du nouveau film de Spike Jonze était forcément attendue, avec ce « pitch » complètement fou : un homme, Théodore (le toujours extraordinaire Joaquin Phoenix), tombe amoureux du système d’exploitation de son ordinateur – qui n’est figuré que par la voix de Scarlett Johansson.
-          Depuis le temps qu’on discute de cinéma, c’est la première fois que je me suis posé une question… troublante. Nos discussions pourront-elles être bientôt rédigées par deux ordinateurs ?
-          Quelle importance, si les lecteurs n’y voient aucune différence ? Cette interrogation est justement l’un des thèmes centraux de « Her »… qui anticipe sans invraisemblance certaines évolutions sociales actuelles.
-          En effet : malgré sa situation de départ qui semble extravagante, le futur de « Her » nous apparait très vite comme des plus crédibles. C’est le grand tour de force de Spike Jonze : ne vivons-nous pas déjà dans ce futur ?
-          Son regard sur le bouleversement de nos modes de vie suite à l’évolution technologique ultra rapide est d’ailleurs des plus ambigus tout au long du film : il est impossible de savoir s’il approuve ou désapprouve cette étrange histoire d’amour qu’il nous raconte. Il se moque en effet régulièrement de cette société de demain, où tout le monde dialoguera seul avec l’IA de son téléphone lors de ses déplacements… et ce, pendant qu’il déroule son histoire d’amour d’un nouveau genre.
-          Je me suis interrogé pendant toute la projection… L’hésitation (feinte) du regard porté par le réalisateur sur cette histoire et ce futur rejoint et accompagne celle du spectateur, qui, devant l’audace de certaines scènes, ne sait pas s’il doit rire ou s’émouvoir. La limite du ridicule est parfois franchie, et même si le film regorge d’humour pour désamorcer les effets de ces prises de risque, cela ne suffit pas toujours.
-          Il n’empêche : Jonze tient son pari. En dépit de quelques – rares – passages à vide, le film fascine et séduit de bout en bout.
-          Alors même qu’il se réduit, la plupart du temps, à une conversation entre un acteur seul à l’écran (Joaquin Phoenix) et une voix « off » !
-          Encore une fois, c’est l’audace et l’étrangeté de cette histoire qui permettent à « Her » de captiver ses spectateurs. Mais, hélas, pas jusqu’à la fin…
-          Quel dommage de terminer cette histoire ainsi ! Si on apprécie grandement l’évocation au cinéma de ce concept – la Singularité – sujet à tant de spéculations aujourd’hui, quel regret de voir Jonze s’esquiver et prendre la fuite au moment de conclure…
-          Au moment, surtout, le plus intéressant de son film ! Nous faire miroiter les étoiles pour finalement prendre la tangente…
-          Cependant, cette déception finale n’enlève rien à ce qui précède. Mais ça empêche définitivement « Her » de figurer parmi les grandes réussites de l’année…

On retiendra…
Alors que son pitch semble des plus extravagants, « Her » se révèle être un film qui résonne fortement avec notre actualité.

On oubliera…
Les cadrages peu inspirés, et surtout la fin, trop facile et décevante.


« Her » de Spike Jonze, avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams,…

dimanche 30 mars 2014

La caricature cathartique de « 300 » (300, la naissance d'un empire)


-          Zack Snyder, en adaptant l’incroyable bande dessinée de Frank Miller « 300 » avec un parti pris esthétique aussi radical, avait produit un film coup de tonnerre qui avait marqué les mémoires et posé un jalon dans la conversion vers le tout-numérique des blockbusters américains.
-          C’était en 2007… Et ça semble déjà très loin. Depuis, Zack Snyder s'est fait un nom à Hollywood et Gerard Butler est retombé dans les oubliettes de l'histoire du 7ème art. Depuis, surtout, les spectateurs ont pu s’habituer à cette nouvelle pratique du cinéma qui oblige les acteurs à ne jouer que devant des fonds verts et autorise les réalisateurs à se livrer à toutes les expérimentations visuelles - parfois même au détriment de l’intrigue, oubliée ou sacrifiée sur l’autel du graphisme, « Sucker punch » (2011) étant le plus fameux exemple de ce travers… film signé par le même Zack Snyder.
-          Tu le cites encore, mais – appelé par Warner pour faire revivre Superman sur grand écran (à notre plus grand regret), Zack Snyder n’est pas l’auteur de cette suite (c’est l’inconnu Noam Murro), suite qui paraît de prime abord bien incongrue.
-          S’il y a bien un film qu’on aurait pu croire invincible aux envies de suite des producteurs, c’était bien « 300 » ! L’astuce a donc consisté pour les scénaristes à raconter les événements se déroulant parallèlement à la légendaire bataille des Thermopyles… inventant un nouveau genre de suite ou de remake : le « sidequel ».
-          Scénaristes qui ne sont nul autres que Zack Snyder et Frank Miller, travaillant à partir de la BD « Xerxès » de ce dernier, et dont le film serait l’adaptation… à ceci près qu’elle n’est pas encore terminée.
-          Ce qui fait de « 300, la naissance d’un empire » un cas rare – voire inédit ? – dans l’histoire du cinéma : il s’agit de l’adaptation d’une œuvre dont la date de sortie précède celle du roman graphique dont elle est issue…
-          Evidemment, la surprise visuelle provoquée par « 300 » ne pouvait être renouvelée (à moins de proposer quelque chose de complètement différent, ce qui n’est pas l’objectif hollywoodien d’une suite). Pourtant, « 300, la naissance d’un empire » ne démérite pas par rapport à son modèle. L’idée de Noam Murro, le réalisateur, est toute simple : s’il ne peut réinventer les codes institués par Zack Snyder, autant les reprendre… et les exagérer.
-          Oui ! C’était encore possible ! Ceux qui auront trouvé que « 300 » étaient un sommet de caricature cinématographique s’apercevront qu’il était possible d’aller plus haut. « 300, la naissance d’un empire » est plus sanglant, plus gratuitement violent…
-          « Graphiquement violent », devrais-tu dire plutôt…
-          … que « 300 ». Le moindre coup d’épée répand des hectolitres de sang sur l’écran, dans une cascade de ralentis et d’accélérés. Ressemblant plus que jamais à un jeu-vidéo filmé (les vagues d’ennemis se succèdent comme les niveaux d’un jeu), le film de Noam Murro joue à fond sur la surenchère.
-          On pourrait être outré par la vacuité profonde et totale de ce dispositif cinématographique, vidé de sa substance (à l’inverse de « 300 ») sans la parution de la BD de laquelle il est issu… n’était l’énorme plaisir que provoque cet étrange objet, ni vraiment un film, ni vraiment un jeu-vidéo – qui se rapproche, en tout cas, du divertissement que devaient rechercher les romains en allant aux jeux du cirque. A ce titre, tous les excès du film sont accueillis avec une joie croissante, eux qui s’enchainent avec une logique de pure jouissance cathartique – le film regorge de scènes folles. C’est bien évidemment la limite du film : il ne peut pas vraiment être qualifié de divertissement « intelligent »… et il n’apporte rien de neuf après « 300 ».
-          On saluera pour terminer les dialogues, qui savent être percutants, de Frank Miller, et la 3D. Celle-ci semble tellement évidente qu’on en vient même à oublier que « 300 » n’était pas sorti sous ce format (c’était avant qu’elle n’ait été « réinventée »).
-          J’ai une meilleure idée de conclusion. Reprends avec moi : « This is Sparta ! »

On retiendra…                                                                                                            
Moins surprenante mais plus outrée, cette pseudo-suite de « 300 » est un divertissement pur.

On oubliera…
Trop monochrome, la photographie n’est pas toujours au diapason de la folie qui règne par ailleurs dans le film.


« 300, la naissance d’un empire » de Noam Murro, avec Sullivan Stapleton, Eva Green, Lena Headey,…

dimanche 9 mars 2014

Fantastique Wes Anderson (The Grand Budapest Hotel)

On n’arrête plus Wes Anderson. En huit longs-métrages, le cinéaste américain a réalisé une formidable montée en puissance, développant une forme unique, qui s’exprime bien au-delà de la seule identité visuelle : il y a une manière de cadrer, de monter, de décorer  « wesandersonienne », de même qu’il y a des acteurs et une musique « wesandersoniens ». Avec « The Grand Budapest Hotel », qui a ouvert la Berlinale puis y a remporté le grand prix du jury, Wes Anderson renforce une fois de plus son style et fait encore mieux que ses deux derniers chefs-d’œuvre, « Fantastic Mr Fox » (2010) et « Moonrise kingdom » (2012).


Le pari réussi de la surstylisation
Le cinéma de Wes Anderson ressemble à une bande dessinée filmée, par ses cadrages géométriques, ses travellings latéraux et verticaux qui aplatissent l’image et la profondeur de champ, mais aussi par son sens inouï du détail et de la précision. Le contrôle qui semble s’exercer à tous les niveaux et dans chacun des plans de ses films (des décors à la musique) expose une surstylisation qui pourrait agacer mais au contraire enchante par la force ludique qu’elle imprime à ses œuvres et par son inventivité sans cesse renouvelée. Un cadre idéal où l’auteur déploie un burlesque inénarrable, qui passe aussi bien par l’interprétation des acteurs que par des gags purement visuels. Mais bien que l’on rie beaucoup devant les films de Wes Anderson, ses longs-métrages cachent toujours un fond dépressif qui éclate par moments à l’écran. Une mélancolie sourde qui contraste avec la gaieté affichée par ailleurs et lui apporte une émotion encore plus précieuse.
Dans « The Grand Budapest Hotel », Wes Anderson verse encore plus dans l’artificialité : la maniaquerie de sa mise en scène est portée à un degré jusqu’à présent inédit. Dans cette histoire à tiroirs, on suit les aventures de Monsieur Gustave, concierge du Grand Budapest Hotel, et du « lobby boy » de ce même hôtel, le débutant Zéro. L’hôtel est au faîte de sa gloire, mais la guerre arrivant, les difficultés vont s’enchaîner, et le déclin, s’amorcer. Comme ses personnages, obligés de se débattre pour survivre, ou forcés à la fuite, « The Grand Budapest Hotel » avance à toute allure. Wes Anderson y démontre un art de la relance et du mouvement qui donne un rythme trépidant à ces délicieuses aventures – au point qu’on s’étonne, à la fin de la projection, de découvrir que le film n’a duré qu’une heure et quarante minutes. Du grand cinéma !

Etrange écho
Ce n’est qu’une coïncidence, due au hasard du calendrier des sorties, mais « The Grand Budapest Hotel » m’a beaucoup fait penser non pas à « Shining » (comme les cadrages géométriques dans cet hôtel perdu dans les montagnes aurait pu le faire croire) mais à… « Nymphomaniac » de Lars von Trier. Les deux films sont portés par une même ambition littéraire, où un personnage raconte à un autre une version chapitrée de sa vie. Lars von Trier et Wes Anderson ont tous les deux pensé à changer le ratio de leur image en fonction des segments de leur histoire. « Nymphomaniac » comme « The Grand Budapest Hotel » multiplient les stars en seconds rôles, avec un point commun : Willem Dafoe, qui tient d'ailleurs un rôle presque identique dans les deux films. Les deux réalisateurs partagent aussi une même noirceur latente, quoiqu’elle soit beaucoup plus sombre et dérangeante chez le danois. La comparaison s’arrête ici, mais celle-ci permet néanmoins d’évaluer le gouffre qui sépare un auteur en pleine possession de ses moyens de celui qui s’essouffle et s’agite vainement.

On retiendra…
Ce n’est que son huitième long-métrage et pourtant « The Grand Budapest Hotel » fait figure de film-somme du cinéma de Wes Anderson.

On oubliera…
A verser dans une telle surenchère de stylisation, on se demande ce que sera le futur du cinéma de Wes Anderson.


« The Grand Budapest Hotel » de Wes Anderson, avec Ralph Fiennes, Tony Revolori, Saoirse Ronan,...