C’est
sûrement le sujet le plus difficile à traiter au cinéma qui puisse se
concevoir. László Nemes, réalisateur hongrois quasiment inconnu jusqu’alors, ose
le prendre en charge pour son premier long-métrage après ce qu’on imagine être
une longue et minutieuse préparation. Depuis « Kapo » (1961), la
fictionnalisation de la Shoah était considérée comme une faute morale. Les
polémiques suscitées par « La liste de Schindler » de Spielberg en
1993 puis « La vie est belle » de Benigni en 1998 n’ont fait que le
confirmer par la suite : aucune fiction ne saurait représenter ce sujet,
car la réalité historique de ce qu’était la Shoah est irreprésentable. Difficile, donc, d'imaginer le courage qu’il a fallu à Nemes, et à tous les
participants à la création de cette œuvre, pour réaliser « Le fils de
Saul ». Le film suit, en octobre 1944, le parcours d’un membre des
Sonderkommando, prénommé Saul, à travers le camp d’Auschwitz-Birkenau. Les
Sonderkommando sont un groupe de prisonniers juifs forcés de participer avec les
nazis à l’exécution de l’extermination massive perpétrée dans les camps de
concentration, avant d’être eux-mêmes exécutés. Saul croit reconnaître son fils
parmi les victimes de l’extermination. Il va tout faire pour lui apporter une
sépulture décente.
Une mise en scène intelligente…
Pour
échapper à la faute morale que constitue toute esthétisation de la Shoah, écueil
au cœur de toutes les controverses des fictions traitant ce sujet, László Nemes
a conçu une mise en scène d’une très grande intelligence. Le principe de la
mise en scène est celui de l’immersion, aux côtés du personnage de Saul. Tout
au long du film, la caméra reste obstinément « collée » à Saul. La
focale est rivée sur lui, et sur lui seul, où qu’il se rende. Le champ ne
s’ouvre que lorsqu’à de très rares moments il arrête de se déplacer, pour
regarder. Dans sa quête qui parait insensée d’un rabbin pour enterrer son fils,
Saul traverse les différentes parties du camp de concentration. A l’image, ce
choix de focale relègue donc l’horreur indescriptible de ce qui y est perpétré
dans le flou de l’arrière-plan, tout en s’y confrontant, dans une incroyable dialectique
de monstration et d’occultation. Les images du film montrent tout en cachant.
Elles sont frontales et discrètes, suggestives. En créant cette indécision
quasi quantique Nemes entend contourner le problème de la représentation par la
fiction de ce qu’était la Shoah, et ainsi le résoudre, cinquante-quatre ans
après « Kapo ».
Avant de s’interroger sur la réussite de la
résolution de ce problème moral, il faut auparavant parler de ce que provoque
cette mise en scène. Voir « Le fils de Saul » est une expérience
extrêmement éprouvante. L’impression d’une suffocation. Un malaise brusque,
soudain, profond, un coup de massue durant près deux heures. Une sidération sans
borne devant l’horreur de ce que l’on perçoit, l’enfer inimaginable qui est
décrit à l’écran, et qui pourtant semble frappé du sceau du réel. La
réalisation est si puissante qu’il n’est même pas possible de se réfugier,
devant une telle abomination, derrière la certitude rassurante qu’il s’agit
d’une fiction. « Le fils de Saul » atteint dès les premières images à
une vérité et un réalisme tels qu’ils font oublier que c’est du cinéma. Au
point-même que l’on se demande quel autre médium pourrait mieux représenter la
réalité des camps – renversant ainsi totalement la question de
l’irreprésentabilité de la Shoah. L’émotion est donc très, très forte.
Il n’y a donc pas de doute à avoir sur la valeur ou
la réussite artistique de « Le fils de Saul ». A l’heure où les
derniers témoins disparaissent, où la question de la transmission se fait de
plus en plus aigüe, ce film apparaît comme – et est – infiniment précieux. Je
l’ai vu, et je ne l’oublierai jamais. Au générique de fin, le Grand Prix du
Jury accordée au dernier festival de Cannes par les frères Coen apparaît
soudain comme bien peu.
…mais moralement discutable
Et
pourtant, une fois posées de manière indiscutable la valeur et la portée de ce
long-métrage, la question de la moralité de cette représentation reste toujours
autant en suspens. Si l’on a vu que la mise en scène contournait le problème de
la représentation en le faisant se perdre dans un ping-pong sans fin entre
exposition et dissimulation, il n’en va pas de même pour le son. Celui-ci est
d’un réalisme douloureux et participe autant, si ce n’est plus, à la sensation
de réel du film. Le problème vient qu’il « montre » par le son
tout ce que sa caméra prétendait cacher dans le flou de l’arrière-plan.
Trahissant ainsi les objectifs de mise à scène… Ce que j’écris ne signifie pas
qu’il fallait faire autrement. Je me contente simplement de relever
la contradiction, à ce problème qui est peut-être insoluble. Car sans ce son,
pas d’effet de réel. L’immersion ne fonctionnerait plus, et n’apparaîtrait plus
à l’écran que la nature « filmique », fictionnelle, artificielle, du
long-métrage, et donc son esthétique.
Il est
encore un autre problème faisant s’interroger sur la moralité de cette mise en
scène. Celui, justement, de l’immersion. Un procédé (suivre tout au long d’un
film un personnage, comme s’il en était le guide) très souvent utilisé depuis
qu’il est permis techniquement par le cinéma numérique, des frères Dardenne
jusqu’à donc « Le fils de Saul », qui semble en être
l’accomplissement ultime. L’étape suivante serait en effet un film entièrement
en vue subjective (alors que « Le fils de Saul » pourrait encore se décrire
comme une « vue subjective à la troisième personne »). Or cet
accomplissement limite ressemble, par une malheureuse convergence des formes, à
celle d’un jeu vidéo. C’est évidemment complètement inapproprié ici. Mais on ne
peut s’empêcher de penser à un jeu vidéo en regardant la mise en scène du film.
Et même, celle-ci est à ce point proche de la vue subjective, par ces
mouvements de caméra orchestrés avec une adresse impensable, qu’en sortant de
la salle de cinéma on a l’impression de ne pas avoir quitté le film, comme si ce
qui avait été projeté à l’écran l’avait été directement à notre cerveau, par nos
yeux… Impression très
troublante, très angoissante aussi, qui montre la puissance du procédé utilisé par le film, mais pointe aussi sa limite. Regarder « Le fils de
Saul » c’est faire l’expérience des camps. Mais parce que c’est une
« expérience » et non plus un film, elle devient comparable à
d’autres « expériences » - tel que l’expérience du vide spatial de
« Gravity » ou de la vitesse de « Mad Max : Fury Road ». Or, il ne
pourrait y avoir d’ « expérience Auschwitz ».
On voit
donc que le problème posé par la représentation de la Shoah est loin d’avoir
été résolu par « Le fils de Saul », même si le film est magistral et
constitue une avancée historique en la matière. Il faut du courage pour se
rendre au cinéma voir « Le fils de Saul ». Mais je pense qu’on peut
faire cet effort. D’abord et avant tout pour le devoir de mémoire, mais aussi
pour les questions passionnantes de mise en scène qu’il soulève. Et parce que
« Le fils de Saul » est l’acte de naissance d’un réalisateur le plus
impressionnant et prometteur qui ait été vu depuis bien, bien longtemps.
On retiendra…
Le courage impensable que
représente la réalisation de ce film. L’intelligence de la mise en scène,
tentative la plus réussie à ce jour de représentation de l’irreprésentable.
On oubliera…
Le problème moral de la
représentation de la Shoah par une fiction n’est pas totalement résolu.
« Le fils de Saul »
de László Nemes, avec Géza Röhrig, Levente Molnár, Urs Rechn,…
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