samedi 17 mai 2014

Un serpent qui se mord la queue (Morwenna)

Pour ce prix Hugo (2012), Denoël-Lunes d’encre n’a pas hésité à sortir un bandeau listant, sous la laconique accroche « Un chef-d’œuvre », les récompenses reçues par ce roman que l’on doit à Jo Walton, auteur jusque-là inconnue en France. Un chef-d’œuvre ? C’est avec enthousiasme qu’on début sa lecture.


Fées et gestes
« Morwenna » est le journal intime d’une adolescente de 14 ans, débutant au moment où elle est recueillie par la famille de son père, qui l’inscrit au pensionnat privé d’Arlinghurst. Morwenna vient de fuir le foyer maternel suite au décès de sa sœur jumelle, pour échapper à l’emprise de sa mère, qu’elle décrit comme une sorcière. Cette jeune galloise aura bien du mal à s’intégrer et à supporter la vie du pensionnat – avec d’autant plus de difficultés que là-bas, les fées sont quasiment absentes.
Morwenna et sa sœur Morganna ont en effet passé leur enfance à jouer avec les fées, et à pratiquer la magie comme ces êtres le leur demandaient parfois. Cette magie tout sauf spectaculaire, conséquence d’actes très simples et dont les effets sont indiscernables des hasards ou des coïncidences, est la meilleure invention de ce roman. Si Morwenna est convaincue de l’existence de cette magie, le lecteur, lui, ne peut y adhérer sans réserve : ce que l’adolescente décrit comme de la magie peut toujours s’interpréter de manière rationnelle. Cet écart entre les interprétations est particulièrement frappant dans la surprenante ouverture du roman, qui est sûrement – malheureusement – son meilleur passage.
                Jo Walton n’ira en effet pas plus loin sur ce versant de l’écriture au cœur du roman : comme l’annonce cette (formidable) introduction, « Morwenna » maintiendra jusqu’au bout son ambigüité. Le lecteur penchera alternativement d’un côté (journal d’une jeune fille réfugiée dans son imaginaire pour résister aux traumatismes qu’elle vient de vivre) ou de l’autre (journal d’une jeune fille résistant grâce à la magie aux menaces de sa mère) de la crête séparant fantaisie et réalisme au fil des entrées quotidiennes du roman. Le moment le plus ambigu étant sans nul doute le premier Noël que passe Morwenna dans la famille de son père.
                La construction de ce roman est donc particulièrement fine – mais elle n’est pas nouvelle. On peut saluer cette ambigüité, mais quelque part on est aussi un peu frustré de constater de page en page que cette construction, annoncée dès le départ, se poursuivra jusqu’au bout – et sans surprise.

Lecture de lectures
                Mais cet effet collatéral ne tempère pas de beaucoup la réussite, sur cette partie, du roman. Est bien plus problématique l’autre idée principale autour de laquelle se construit la narration du roman : les lectures de Morwenna. Pour l’aider à supporter le monde qui l’entoure, Morwenna n’a pas seulement recours à la magie : elle se réfugie aussi dans la littérature de science-fiction, de fantasy, ou la littérature tout court. Morwenna enchaine les lectures à un rythme peu commun (un livre par jour, au moins) et les décrit dans son journal intime. Le nombre d’ouvrages et d’auteurs cités dans « Morwenna » est saisissant. Tout lecteur de littérature de l’imaginaire se retrouvera forcément dans ses lectures et ses découvertes.
Les très nombreux paragraphes que consacrent Morwenna à ses lectures dans son journal intime, qui représentent au final une grande partie du roman, est la vraie invention de « Morwenna ». Raconter le parcours d’une lectrice de science-fiction dans un roman du même genre est une idée inédite, et qui s’intègre parfaitement au reste de l’intrigue puisque ces lectures, ces évasions dans l’imaginaire littéraire nourrissent l’ambigüité développée par ailleurs.
                Pour autant, cette idée a aussi ses limites : ce serpent qui se mord la queue, cet ouvrage de fantasy qui s’observe lui-même crée une dérangeante impression d’entre soi littéraire. Cette autocélébration – qui gagne un degré supplémentaire lorsqu’on se rappelle que le prix Hugo a été décerné à ce roman – ne correspond pas vraiment à l’ouverture sur le monde apportée par la littérature. Une idée pourtant bien et mieux présente à quelques entrées du journal intime de Morwenna…
                 Roman étonnant, bien construit, « Morwenna » est malheureusement perturbé par des défauts issus de ces plus belles idées. Sûrement pas un chef-d’œuvre, mais une œuvre intéressante.

« Morwenna » de Jo Walton, aux éditions Denoël, collection Lunes d’encre

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