Le mexicain
Alejandro Gonzalez Iñarritu a connu une ascension fulgurante (six longs-métrages
depuis 2000, tous récompensés à Cannes puis aux Oscars) jusqu’au sommet de la
cinéphilie mondiale, où il se trouverait désormais bien installé, si l’on en
croit les trophées qu’on lui décerne (prix de la mise en scène au festival de
Cannes avec « Babel » en 2006, Oscar du meilleur réalisateur deux
années de suite en 2015 et 2016).
Or sa
récente montée en puissance a un nom : Emmanuel Lubezki. Mexicain
lui-aussi, Lubezki est depuis « Le nouveau monde » (2006) le chef
opérateur de Terrence Malick – une
information qui se suffit à elle-même pour justifier sa position de meilleur
chef opérateur au monde[1].
La virtuosité folle des cadrages de Lubezki a joué pour beaucoup dans
l’appréciation l’an dernier de « Birdman » : la forme du
plan-séquence unique a impressionné. Une forme si parfaite qu’elle constituait
à la fois la première qualité du film… et son plus grand défaut. L’œuvre, rendue
prétentieuse par la grandiloquence de sa mise en scène, sombrait en effet dans
un trop-plein boursouflé et sans issue (la fin décevante qui arrive bien trop
tard).
Malick narratif
Un an plus
tard, Iñarritu revient avec « The revenant ». Il n’est pas surprenant
de constater que le film a les mêmes qualités et défauts que
« Birdman ». Ce qui frappe en premier lieu devant « The
revenant » ce sont les renvois constants au cinéma de Terrence Malick (et
plus particulièrement à « Le nouveau monde » et « The tree of life »). Les cadrages, la lumière, la nature omniprésente, la notion de
sacré : tout est là, sauf les mystérieuses voix off et l’hermétisme
mystique de la narration malickienne. On ne pourrait mieux résumer la mise en
scène de « The revenant » qu’en la qualifiant de « Malick
narratif », ou « Malick intelligible ». Il est même surprenant, au
début du film, d’entendre les personnages parler – tant le cinéma de Malick
nous avait habitué au silence de ces personnages.
Cette mise
en scène, si elle n’est pas nouvelle, n’en reste pas moins fort rare… et surtout,
magnifique. La caméra de Lubezki nous plonge au cœur de l’action, au plus près
des personnages. On est littéralement à leurs côtés, et même à certains moments
dans leur esprit, dans leur perception du monde. Les cadrages de Lubezki
apportent donc, outre une beauté inouïe à tous les plans du film (tous :
c’est ça qui est dingue), une sensation de réalisme extrêmement forte et
prégnante, qu’Iñarritu utilise une fois de plus très bien. Dans
« Birdman », il s’en servait pour jouer avec les niveaux de réalité,
ici dans « The revenant » le réalisme accentue la violence des
sévices subis par le personnage interprété par DiCaprio et la dépeint avec une
vérité froide. Impossible de ne pas être traumatisé par la scène de l’attaque
du grizzli, ou par le duel final (dixit mon voisin de siège écœuré à l’issue de
la séance : « Je ne recommanderais pas ce film, même à mon pire
ennemi »). Or montrer la violence – celle des hommes, indiens comme
colons, celle de la nature – sans s’y complaire ni en faire un spectacle est
l’un des grands projets du film, c’est donc complètement réussi. La meilleure
preuve de cette réussite est le malaise provoqué par les scènes les plus
violentes, ou la peur qu’inspirent les scènes de bataille (plutôt que
l’excitation épique). Pour retrouver des précédents cinématographiques aussi
bruts et sauvages, et aussi premier degré, il faut remonter à « Le
guerrier silencieux » de Nicolas Winding Refn (2010), ou à la scène de
combat dans un sauna de « Les promesses de l’ombre » de David
Cronenberg (2007).
Il y a donc
d’excellentes raisons de considérer ce film comme un chef-d’œuvre. Sa beauté et
sa sauvagerie sont si impressionnantes qu’au moment de noter le film je n’ai
pas pu me résoudre à mettre moins de 5/5. Pourtant, le film a des défauts. Il a,
plus exactement, les défauts de ses qualités.
Prétention
Le sérieux
absolu avec lequel est racontée cette histoire, s’il confère une force brute sans
pareille au film, le leste aussi d’une lourdeur virant à la grandiloquence dans
ses passages que l’on pourrait qualifier de « spirituels ». « The
revenant » est émaillé de souvenirs/flash-back qui sont autant de plongées
dans la psyché de son personnage principal. En lui donnant un passé, ces
souvenirs permettent de creuser la figure du trappeur joué par DiCaprio, mais
ils sont mis en scène avec un symbolisme très pesant (ce qui en fait d’authentiques
séquences malickiennes, puisque certaines sont mêmes accompagnées d’une
voix-off !) et sursignifiant, dont le film n’avait peut-être pas besoin.
La
perfection de la photographie, la sophistication de la forme et la grandiloquence
latente de la mise en scène (comme dans « Birdman », Iñarritu refait
tomber une météorite, et on ne sait toujours pas pourquoi) rendent le film
prétentieux. Beaucoup moins que « Birdman », mais c’est encore
gênant. On sent une volonté très forte d’Iñarritu à vouloir écraser ses
spectateurs par la force de son génie, en enchaînant les moments cinématographiques
parfaits. C’est effectivement dingue ; être impressionné comme cela, c’est
quelque part ce qu’on attend des grands films, mais ici c’est à un point tel
que l’on y distingue l’ego surdimensionné du cinéaste. Or, il est tout à fait
possible d’impressionner sans surplomber ses spectateurs…
Performance
L’autre
pierre d’achoppement de « The revenant » est l’interprétation de
DiCaprio. Effectivement, l’acteur-star au parcours sans faute depuis quinze ans
est énorme dans ce film. Mais son interprétation est indissociable de la
performance. C’est problématique dans les moments les plus fous du film. On ne
pense alors non plus à l’histoire racontée par le film, mais à son tournage-même.
On ne voit plus le personnage (le trappeur luttant pour sa survie) mais l’acteur
(DiCaprio luttant pour avoir l’Oscar). L’attaque du grizzli apparait ainsi
comme la première épreuve d’une série rapprochant DiCaprio de l’Oscar du
meilleur acteur.
C’est une
des cruelles leçons du succès du film à la cérémonie des Oscars : il faut
se faire déchiqueter par un ours, ramper dans la neige, brûler ses plaies, se
noyer dans des rapides, manger de la viande crue, tomber d’un précipice, dormir
dans la carcasse d’un cheval, et j’en passe, pour avoir le droit à sa statuette
(alors qu’il y avait eu avant tant d’occasions « honorables » de le
récompenser). Sur ce plan-là, malgré la relative retenue de DiCaprio – l’acteur
n’en fait pas des tonnes, il ne cabotine jamais –, le film ne possède pas un
second degré (que ce soit de l’humour comme Jean Dujardin dans « The
artist » ou une mise en abyme comme Natalie Portman dans « Blackswan ») pouvant alléger cette lecture de l’interprétation comme une
performance à Oscar.
Qui restera
donc, à l’image du film, impressionnante… mais problématique.
On retiendra…
La photographie et les
cadrages magnifiques d’Emmanuel Lubezki, qui donnent un réalisme hallucinant et hallucinatoire au film.
L’interprétation de DiCaprio.
On oubliera…
La perfection de la forme et les
obsessions du cinéaste donnent un côté pompeux et prétentieux au long-métrage. L’interprétation
de DiCaprio.
« The revenant » d’Alejandro
Gonzalez Iñarritu, avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy,…
[1] Il vient
aussi de remporter pour la troisième année consécutive l’Oscar de la meilleure
photographie, pour « Gravity », « Birdman » et « The
revenant ». Triple sacre nettement moins commenté que le doublé, bien
moins justifié pourtant, d’Iñarritu…
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