lundi 9 novembre 2015

Représenter l'irreprésentable (Le fils de Saul)

C’est sûrement le sujet le plus difficile à traiter au cinéma qui puisse se concevoir. László Nemes, réalisateur hongrois quasiment inconnu jusqu’alors, ose le prendre en charge pour son premier long-métrage après ce qu’on imagine être une longue et minutieuse préparation. Depuis « Kapo » (1961), la fictionnalisation de la Shoah était considérée comme une faute morale. Les polémiques suscitées par « La liste de Schindler » de Spielberg en 1993 puis « La vie est belle » de Benigni en 1998 n’ont fait que le confirmer par la suite : aucune fiction ne saurait représenter ce sujet, car la réalité historique de ce qu’était la Shoah est irreprésentable. Difficile, donc, d'imaginer le courage qu’il a fallu à Nemes, et à tous les participants à la création de cette œuvre, pour réaliser « Le fils de Saul ». Le film suit, en octobre 1944, le parcours d’un membre des Sonderkommando, prénommé Saul, à travers le camp d’Auschwitz-Birkenau. Les Sonderkommando sont un groupe de prisonniers juifs forcés de participer avec les nazis à l’exécution de l’extermination massive perpétrée dans les camps de concentration, avant d’être eux-mêmes exécutés. Saul croit reconnaître son fils parmi les victimes de l’extermination. Il va tout faire pour lui apporter une sépulture décente.


Une mise en scène intelligente…
Pour échapper à la faute morale que constitue toute esthétisation de la Shoah, écueil au cœur de toutes les controverses des fictions traitant ce sujet, László Nemes a conçu une mise en scène d’une très grande intelligence. Le principe de la mise en scène est celui de l’immersion, aux côtés du personnage de Saul. Tout au long du film, la caméra reste obstinément « collée » à Saul. La focale est rivée sur lui, et sur lui seul, où qu’il se rende. Le champ ne s’ouvre que lorsqu’à de très rares moments il arrête de se déplacer, pour regarder. Dans sa quête qui parait insensée d’un rabbin pour enterrer son fils, Saul traverse les différentes parties du camp de concentration. A l’image, ce choix de focale relègue donc l’horreur indescriptible de ce qui y est perpétré dans le flou de l’arrière-plan, tout en s’y confrontant, dans une incroyable dialectique de monstration et d’occultation. Les images du film montrent tout en cachant. Elles sont frontales et discrètes, suggestives. En créant cette indécision quasi quantique Nemes entend contourner le problème de la représentation par la fiction de ce qu’était la Shoah, et ainsi le résoudre, cinquante-quatre ans après « Kapo ».
         Avant de s’interroger sur la réussite de la résolution de ce problème moral, il faut auparavant parler de ce que provoque cette mise en scène. Voir « Le fils de Saul » est une expérience extrêmement éprouvante. L’impression d’une suffocation. Un malaise brusque, soudain, profond, un coup de massue durant près deux heures. Une sidération sans borne devant l’horreur de ce que l’on perçoit, l’enfer inimaginable qui est décrit à l’écran, et qui pourtant semble frappé du sceau du réel. La réalisation est si puissante qu’il n’est même pas possible de se réfugier, devant une telle abomination, derrière la certitude rassurante qu’il s’agit d’une fiction. « Le fils de Saul » atteint dès les premières images à une vérité et un réalisme tels qu’ils font oublier que c’est du cinéma. Au point-même que l’on se demande quel autre médium pourrait mieux représenter la réalité des camps – renversant ainsi totalement la question de l’irreprésentabilité de la Shoah. L’émotion est donc très, très forte.
            Il n’y a donc pas de doute à avoir sur la valeur ou la réussite artistique de « Le fils de Saul ». A l’heure où les derniers témoins disparaissent, où la question de la transmission se fait de plus en plus aigüe, ce film apparaît comme – et est – infiniment précieux. Je l’ai vu, et je ne l’oublierai jamais. Au générique de fin, le Grand Prix du Jury accordée au dernier festival de Cannes par les frères Coen apparaît soudain comme bien peu.

…mais moralement discutable
Et pourtant, une fois posées de manière indiscutable la valeur et la portée de ce long-métrage, la question de la moralité de cette représentation reste toujours autant en suspens. Si l’on a vu que la mise en scène contournait le problème de la représentation en le faisant se perdre dans un ping-pong sans fin entre exposition et dissimulation, il n’en va pas de même pour le son. Celui-ci est d’un réalisme douloureux et participe autant, si ce n’est plus, à la sensation de réel du film. Le problème vient qu’il « montre » par le son tout ce que sa caméra prétendait cacher dans le flou de l’arrière-plan. Trahissant ainsi les objectifs de mise à scène… Ce que j’écris ne signifie pas qu’il fallait faire autrement. Je me contente simplement de relever la contradiction, à ce problème qui est peut-être insoluble. Car sans ce son, pas d’effet de réel. L’immersion ne fonctionnerait plus, et n’apparaîtrait plus à l’écran que la nature « filmique », fictionnelle, artificielle, du long-métrage, et donc son esthétique.
Il est encore un autre problème faisant s’interroger sur la moralité de cette mise en scène. Celui, justement, de l’immersion. Un procédé (suivre tout au long d’un film un personnage, comme s’il en était le guide) très souvent utilisé depuis qu’il est permis techniquement par le cinéma numérique, des frères Dardenne jusqu’à donc « Le fils de Saul », qui semble en être l’accomplissement ultime. L’étape suivante serait en effet un film entièrement en vue subjective (alors que « Le fils de Saul » pourrait encore se décrire comme une « vue subjective à la troisième personne »). Or cet accomplissement limite ressemble, par une malheureuse convergence des formes, à celle d’un jeu vidéo. C’est évidemment complètement inapproprié ici. Mais on ne peut s’empêcher de penser à un jeu vidéo en regardant la mise en scène du film. Et même, celle-ci est à ce point proche de la vue subjective, par ces mouvements de caméra orchestrés avec une adresse impensable, qu’en sortant de la salle de cinéma on a l’impression de ne pas avoir quitté le film, comme si ce qui avait été projeté à l’écran l’avait été directement à notre cerveau, par nos yeux… Impression très troublante, très angoissante aussi, qui montre la puissance du procédé utilisé par le film, mais pointe aussi sa limite. Regarder « Le fils de Saul » c’est faire l’expérience des camps. Mais parce que c’est une « expérience » et non plus un film, elle devient comparable à d’autres « expériences » - tel que l’expérience du vide spatial de « Gravity » ou de la vitesse de « Mad Max : Fury Road ». Or, il ne pourrait y avoir d’ « expérience Auschwitz ».
On voit donc que le problème posé par la représentation de la Shoah est loin d’avoir été résolu par « Le fils de Saul », même si le film est magistral et constitue une avancée historique en la matière. Il faut du courage pour se rendre au cinéma voir « Le fils de Saul ». Mais je pense qu’on peut faire cet effort. D’abord et avant tout pour le devoir de mémoire, mais aussi pour les questions passionnantes de mise en scène qu’il soulève. Et parce que « Le fils de Saul » est l’acte de naissance d’un réalisateur le plus impressionnant et prometteur qui ait été vu depuis bien, bien longtemps.

On retiendra…
Le courage impensable que représente la réalisation de ce film. L’intelligence de la mise en scène, tentative la plus réussie à ce jour de représentation de l’irreprésentable.

On oubliera…
Le problème moral de la représentation de la Shoah par une fiction n’est pas totalement résolu.


« Le fils de Saul » de László Nemes, avec Géza Röhrig, Levente Molnár, Urs Rechn,…

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