jeudi 10 septembre 2015

La fiction et la falsification (Les falsificateurs, Les éclaireurs, Les producteurs)

Sliv Dartunghuver, le héros de cette trilogie romanesque, est membre d’une société secrète, nommée « CFR » pour « Consortium de Falsification du Réel », qui s’emploie à modifier l’Histoire pour infléchir le présent dans une direction, appelée Plan, connue par les seules instances dirigeantes du CFR, le Comité Exécutif. Les agents de cette organisation travaillent donc à inventer des « scénarios » puis à falsifier toutes les sources qui feront passer ces fictions pour la réalité. Excepté l’impératif de veiller à garder secrète l’existence du CFR, la seule contrainte à laquelle obéissent les agents lors de l’écriture de leur scénario est le respect du Plan.
Connaître le Plan, et donc la finalité de cette vaste entreprise de falsification du réel qu’est le CFR, tel est le but de Sliv Dartunghuver, qui va s’efforcer pour cela de monter les échelons hiérarchiques qui le séparent de la révélation du Plan.

Les falsificateurs : un début laborieux
C’est cette ascension que nous raconte Antoine Bello dans les deux premiers romans de sa trilogie, qui débute par « Les falsificateurs » (2007). C’est donc par ce roman qu’Antoine Bello présentera, jusque dans ses moindres détails, le fonctionnement aux rouages parfois complexes de la société secrète qu’il a imaginé. Les informations sont révélées au lecteur au fur et à mesure qu’elles sont expliquées à Sliv.


Le vertige saisit le lecteur à la lecture des premières pages du roman lorsqu’il découvre cette idée qu’il est possible de modifier la réalité en changeant simplement (mais avec une extrême attention) un faisceau de sources, et qu’une société y consacre toute son activité. Le parallèle avec la littérature est en effet immédiat : le CFR écrit l’Histoire comme un romancier écrit une fiction. En brouillant la frontière entre histoire et Histoire, Bello crée un outil de réflexion puissant sur le pouvoir et la nécessité de la fiction. Le vertige provient des interrogations dickiennes que Bello soulève sur le réel (Quelle est la part de fiction dans notre réalité ? Vivons-nous en fait dans une fiction ?)…
Mais ces interrogations comme ce vertige s’essouffleront très (très) vite tant le romancier astreint son récit à la trajectoire, extrêmement classique, d’un roman initiatique. Les péripéties sont téléphonées (on devine bien avant le héros les méprises qu’il commet), et l’ascension irrésistible du héros ne connaît presque aucun obstacle. Elle se déroule donc, mécaniquement, de page en page.
Ce déroulé mécanique est encore renforcée par l’écriture d’Antoine Bello, certes fluide, mais sans aspérités ni fulgurances, très linéaire, qui ne vise qu’à l’efficacité et à la totale compréhension du lecteur. La manière dont l’auteur nous prend sans cesse par la main pour ne pas nous perdre et guider notre réflexion exaspère à chaque chapitre. Bello ne peut s’empêcher de tout expliquer à son lecteur, ce qui assèche considérablement la portée de son roman. On a ainsi l’impression de lire de la « science-fiction pour les nuls », et de la science-fiction qui ne tient pas debout qui plus est, tant l’existence de cette organisation apparaît comme bien improbable.
Ce que l’on regrette surtout, c’est que l’auteur reste obstinément rivé au déroulé de son histoire (qui n’a pourtant rien de passionnant) alors que son sujet appelait des manipulations du lecteur, des retournements de perspectives, des jeux au niveau de la narration du roman… Las, toute cette dimension « méta-romanesque » est totalement absente. La fiction de Bello aurait pu devenir un scénario d’un des agents du CFR, visant à distordre la réalité du lecteur. « Les falsificateurs » restera très sagement une simple fiction, molle et peu originale. Très loin de son potentiel.

« Les éclaireurs » : une fiction à la construction virtuose
Une fois « Les falsificateurs » refermé sur un sentiment d’échec, il me fallait de solides raisons pour poursuivre ma lecture de la trilogie d’Antoine Bello avec « Les éclaireurs ». Ces raisons furent très prosaïques : un prix littéraire, le prix France Culture-Télérama, lui a été décerné en 2009 et – promesse d’une lecture moins laborieuse – le nombre de pages des « Eclaireurs » est sensiblement inférieur à celui des « Falsificateurs ».


Or, bien m’en a pris d’avoir eu la curiosité de lire la suite malgré la déception du premier tome ! Dans « Les éclaireurs », Antoine Bello a vraisemblablement tiré les leçons des écueils de son précédent roman. A tel point que presque toutes les sources de regrets des « Falsificateurs » sont devenues dignes de louanges dans « Les éclaireurs ».
« Les éclaireurs » débute par les attentats du 11 septembre et se poursuit sur la préparation par les Etats-Unis d’une intervention militaire en Irak. En parlant d’histoire contemporaine, de faits connus voire vécus par le lecteur, le roman acquiert enfin la dimension « métaromanesque » que promettait son sujet. L’auteur manipule les sources dans son roman sans que l’on sache quelle part de fiction il y glisse. On se retrouve très vite incapable d’évaluer la relation entre vérité et fiction entretenue dans l’intrigue du roman. Sont-ce les vrais rapports qui sont cités dans le roman, les vrais discours ? Où commence la fiction, où s’arrêtent les faits ? La question surgit au détour de chaque page dans l’esprit du lecteur, mais est aussitôt balayée par le roman : que importe, en effet ? Le roman « Les éclaieurs », décrivant comment le CFR a falsifié la réalité menant à la guerre d’Irak, n’est-il pas déjà lui-même une falsification du réel ?
L’histoire imaginée par Antoine Bello questionne avec virtuosité notre rapport avec la vérité, en démontrant – cette fois-ci, exemples « historiques » à l’appui – que l’esprit humain lui préfère la fiction. Comme dans « Les faslificateurs », la démonstration est très didactique, l’écriture de Bello étant toujours animée des mêmes intentions de clarté, mais la vitesse des échanges entre les personnages et la succession – trépidante ! – de rebondissements et révélations font oublier ce didactisme des dialogues et l’efficacité du style. La lecture est une source permanente d’excitation intellectuelle. Le rythme soutenu des péripéties, les ellipses parfois brutales qui accélèrent le récit et font sauter les temps morts, alimentent cette excitation.
Dans sa dernière partie, le roman devient une réflexion très intéressante sur l’importance de la fiction. Le parallèle entre les activités du CFR et la littérature était une évidence depuis le début de la trilogie, mais il est enfin exploité avec sens dans « Les éclaireurs ». Sliv et ses collègues prennent un plaisir fou à écrire leurs fictions et à les rendre réelles, tout en ignorant la finalité de cette activité. La révélation de cette finalité à Sliv et au lecteur est une surprise qui ouvre des nouveaux champs de réflexion, que le romancier explorera dans les derniers chapitres et ceux du dernier tome de la trilogie, « Les producteurs ».
« Les éclaireurs » est donc une suite indispensable à « Les falsificateurs ». Après sa lecture, le premier roman de la trilogie apparait alors comme une très longue scène d’exposition à l’action rythmée, passionnante et réfléchie de ce deuxième tome. Des défauts subsistent toujours, qui semblent attachés à l’écriture et à la personnalité d’Antoine Bello. « Les éclaireurs » reste un roman reste très cérébral, pleins de dialogues, ses personnages tous d’une éloquence rares n’existent que par et pour leur intelligence, qu’ils mettent quasiment tout le temps au service de leur travail. Les histoires d’Antoine Bello manquent de chair et d’incarnation.

« Les producteurs » : une fin en demi-teinte
  Dernier volet de la trilogie, « Les producteurs » est sorti en mars dernier. La curiosité était vive pour le contenu de cette histoire, qui, contrairement aux deux romans précédents, échappe à la trame du roman initiatique. Sliv Dartunghuver étant parvenu au sommet de la hiérarchie à la fin du précédent volume – que pouvait-il bien lui arriver après ?


Dans « Les producteurs », le CFR est confronté à la dissémination de certains de ces scénarios de falsifications, égarés par un agent lors d’un voyage en taxi. Or, les dossiers oubliés se retrouvent « réalisés » dans la réalité au cours des mois puis des années suivant cet oubli.
Après avoir fait s’affronter le CFR à une autre puissance falsificatrice (le gouvernement des Etats-Unis) dans le volet précédent, Antoine Bello confronte ici le CFR à l’Histoire-même, telle qu’elle s’écrit chaque jour. Il fait s’interroger sur la portée réelle d’une organisation comme le CFR. Il développe ainsi sa pensée sur la contamination du réel par la fiction. Celle-ci est déployée en filigrane tout au long du roman, mais, faisant appel à un personnage de producteur hollywoodien (d’où le titre du roman), l’auteur livrera quelques chapitres au propos un peu plus appuyés. Ecrits avec un style toujours aussi didactique, qui rend les explications limpides, ils traitent du fonctionnement de la mémoire. L’homme s’aide de fictions pour se souvenir, la mémoire est malléable et inexacte, car l’on se souvient en se racontant des histoires. Par ce thème, Antoine Bello achève sa réflexion sur la falsification, en montrant que celle-ci est constitutive de la nature de l’homme.
Cet aboutissement est donc intéressant, mais pour le reste rien n’a changé d’un iota. La lecture est agréable, efficace, mais toujours aussi lisse. Les conversations des personnages sont virtuoses mais toujours aussi peu incarnées. L’absence de but, ou de point focal narratif dans ce dernier volume – comme l’était la révélation de la finalité du CFR dans les volets précédents – rend la lecture moins passionnante. Sans grande nouveauté dans le développement de ce dernier opus, la sensation de redite n’est pas loin de poindre.
  La recherche d’armes de destruction massive en Irak était dans « Les éclaireurs » un sujet idéal pour faire s’affronter deux entités autour de l’objectivité des faits historiques. Dans « Les producteurs », Bello a de nouveau besoin d’un affrontement entre deux versions de l’histoire, et il choisit ici – et c’est un formidable exemple du point de vue narratif – la question du réchauffement climatique. On comprend que Bello plaide pour la discussion et le respect de tous les points de vue, car il ne saurait y avoir de progression sans discussion. Mais plane quand même dans le roman une ambigüité certaine quant à la position de l’auteur sur la question climatique… Une levée de l’ambigüité aurait amélioré le propos du roman sans rien diminuer à sa qualité. C’est un peu dérangeant (ou est-ce une provocation ?) – mais cette question reste très secondaire quant à l’intérêt du roman.
  Moins ébouriffant que « Les éclaireurs », « Les producteurs » parachève la réflexion passionnante développée par Antoine Bello sur les pouvoirs de la fiction dans cette trilogie des « Falsificateurs », sans que les défauts de l’écriture de Bello ne soit corrigé. Une bonne conclusion en somme, mais dont on espérait un peu plus.

« Les falsificateurs », « Les éclaireurs », « Les producteurs » d’Antoine Bello, Gallimard

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