Est-il
besoin de s’attarder sur les conditions de création de ce long-métrage, sans
précédent dans toute l’histoire du cinéma ? Il y a tant à raconter – à tel
point qu’un documentaire sur le tournage, « Playback » de Cattin et Kostomarov,
est sorti avant que le film ne soit terminé ! – qu’il serait très facile d’en
oublier le film lui-même. Arrêtons-nous aux faits que « Il est difficile d’être
un dieu » (un temps appelé « L’histoire du carnage d’Arkanar »),
est un film dont le tournage puis la post-production ont été si longs que le
chef opérateur est décédé avant la fin du tournage, puis le réalisateur Alexeï
Guerman lui-même avant la fin de la post-production. Les dernières finitions
ont été réalisées par son fils, Alexeï Guerman junior (lui-aussi cinéaste),
permettant au film d’arriver, plus de quinze ans après le début de son tournage,
jusqu’en salles.
La boue et la nausée
Il est,
sans jeu de mot facile, très difficile de décrire « Il est difficile d’être
un dieu ». Le tournage monstrueux de cette œuvre a accouché d’une œuvre qui
ne l’est pas moins. Le film est une plongée en noir et blanc dans un monde moyenâgeux
embourbé dans d’épaisses nappes de boue et de vase, noyé par la pluie, un monde
d’une pauvreté et d’une misère inconcevable, et où s’agitent des hommes
difformes, sauvages, devenus fous. Partout règnent la confusion, la bousculade,
l’empoignade pour arracher quelques bribes d’air à cet univers crasseux,
bourbeux, fangeux. Une vision d’enfer, d’apocalypse absolument sans précédent
au cinéma. L’horreur de ce monde dont on nous explique au début qu’il n’a pas
connu de Renaissance et est donc resté à l’état le plus primitif de la
civilisation, le spectateur y sera confronté continuellement pendant les 2h50
du long-métrage, qui seront une épreuve pour tout spectateur.
Regarder « Il
est difficile d’être un dieu », c’est être trainé et même enfoncé dans la
boue et les déjections, c’est être piétiné par les gueux qui peuplent ces
images, c’est être rongé par la vermine qui grouille dans ses recoins… C’est
être suffoqué par la promiscuité imposée par la caméra avec ce monde et ces
personnages : le film est une suite de plans-séquences saturés au plus
haut point de détails, dans tous les espaces du champ, aussi bien à l’avant-plan
qu’à l’arrière-plan – c’est assurément la mise en scène la plus baroque qui
soit. Regarder « Il est difficile d’être un dieu » est une expérience
très forte, qui donne la nausée par sa densité insupportable, mais provoque
aussi de vrais moments d’euphorie lorsqu’on essaye de loin en loin de s’extraire
de ce chaos épouvantable et que l’on se rend compte que l’ampleur de cette œuvre
est si démesurée qu’elle est insaisissable…
La folie d’un créateur
Alors,
évidemment, on ne comprend rien à l’histoire de ce long-métrage. Le spectateur
est trop pris à partie par ce maelström filmique qui ne semble exister que pour
lui, par ces incessantes adresses à la caméra, pour qu’il saisisse les péripéties
de cette intrigue. (Lire le synopsis du film après la projection est d’ailleurs
une expérience des plus cocasses tant celui-ci semble ne pas correspondre à ce
qu’on avait compris de l’histoire). Peut-être la lecture du roman des frères
Strougatski dont le film est adapté permet-elle de dissiper les brumes
entourant le scénario du long-métrage... mais là n’est pas vraiment l’intérêt d’«
Il est difficile d’être un dieu ».
Regarder « Il
est difficile d’être un dieu », c’est enfin s’approcher de la folie de son réalisateur-démiurge,
Alexeï Guerman, qui s’est battu jusqu’à sa mort avec son équipe technique pour
imposer cette vision qu’il portait en lui à l’écran. C’est ce combat qui
transpire de chaque image du film qui le rend si fascinant. L’obstination suicidaire
d’un réalisateur à créer une œuvre inédite. Si tel était l’objectif de Guerman,
la réussite est incontestable : ce film ne ressemble à rien de connu, et
plus fort encore – l’avenir le confirmera – le film ne ressemblera à rien de
connu, car on imagine mal un autre réalisateur s’engouffrer dans un tel
sillage. Parce qu’il est impossible de le dater en le regardant, « Il est
difficile d’être un dieu » est une œuvre atemporelle – donc éternelle ?
Une étoile noire et isolée dans la galaxie du cinéma.
On retiendra…
Une expérience intense,
éprouvante, une œuvre totale qui dépasse la compréhension.
On oubliera…
Vivre l’expérience du film, c’est
accepter cette densité presque insupportable de l’image et l’opacité de son
scénario.
« Il est difficile d’être
un dieu » d’Alexeï Guerman, avec Leonid Yarmolnik, Aleksandr Chutko, Yuriy
Tsurilo,…
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