jeudi 14 août 2014

Au-dessus de l'Homme, le numérique (La planète des singes : l'affrontement)

La sortie du deuxième volet de la trilogie « prequel » à « La planète des singes » (après « La planète des singes : les origines », 2011), huitième film adapté de l’univers imaginé par Pierre Boulle en 1963, aurait pu être l’occasion parfaite de se désoler, une fois de plus, de l’absence d’inventivité d’Hollywood, qui, en panne d’inspiration, exploite sans vergogne les mêmes histoires – ou plutôt, les mêmes licences… Mais il suffit de regarder l’ouverture de « La planète des singes : l’affrontement » pour comprendre qu’on n’est pas du tout face à un énième produit formaté pour l’été. C’est en fait tout le contraire ! Cette suite montre même qu’on était loin, très loin, d’avoir fait le tour de l’idée maîtresse de la saga de « La planète des singes » – à savoir le renversement sur l’échelle de l’évolution entre l’Homme et le singe.


Où sont les hommes ?
Une idée toute simple, presque évidente, sous-tendait tous les films de la saga : faire des singes les véritables héros du film… et reléguer au second plan les humains. Cette révolution, Matt Reeves l’a enfin accomplie. A tel point qu’on est tout aussi surpris que les singes, présentés tout au long de la première partie du film, lorsqu’ils rencontrent des hommes au cours d’une sortie en forêt. Une si longue exposition où n’évoluent que des animaux en images de synthèse communiquant par signes semblait d’autant plus inespérée que « La planète des singes : l’affrontement » est un blockbuster estival !
Si les apparitions des deux espèces équilibreront par la suite leur importance narrative, le renversement a bel et bien opéré : ce sont les hommes les « étrangers » de cette histoire. Cette impression est autant due à leur relative absence de l’écran qu’à leur cadre de vie (les ruines envahies par la végétation de San Francisco) : toute la direction artistique laisse transpirer le sentiment que l’Homme n’a plus sa place sur Terre… A l’intrigue du film de ménager, ensuite, un suspense efficace autour de la validité de cette impression.
Le singe a pris la place de l’Homme : le concept a beau être connu de tous les spectateurs avant même le début de la projection, grâce à ce renversement narratif inédit, il se révèle plus que jamais vertigineux…

Préserver son calme
L’intelligence de ce dispositif, qui rend si brillant cette « Planète des singes », est portée par le rythme calme de la mise en scène de Matt Reeves. Le réalisateur fait des relations entre ses personnages les enjeux majeurs de cette histoire (il faut que chacun garde son calme), ce qui passe par tout un travail sur les regards, et les gestes. Ainsi, l’intrigue de cet opus, bien que sous-titré en France « L’affrontement », s’appuie sur les émotions, et non pas les scènes d’action. Avec succès puisque jamais les relations hommes-singes, qui se prêtent à tant de métaphores, n’avait été autant creusées… Cette mise en scène redonne aussi du merveilleux dans un genre trop souvent noyé dans les exploits artificiers.
Autre prouesse, si rare dans un blockbuster : la guerre n’est pas attendue par le spectateur comme un héroïque spectacle pyrotechnique « qui en donnera pour son argent », mais redoutée comme la désolation sanglante et malheureuse qu’elle est. Matt Reeves ne souligne pas l’épique des combats mais l’horreur de toute scène de guerre, formidablement réactivée par le décalage de ces situations où l’on voit des singes prendre les armes des hommes.

Cauchemars numériques
« La planète des singes : l’affrontement » marque aussi un jalon de plus dans l’invasion du cinéma par le numérique. L’abandon des costumes et des prothèses, remplacés par la motion capture et les effets numériques pour figurer les singes à l’écran, sert non seulement au réalisme du film mais ajoute aussi un niveau de lecture absent des films originaux (les hommes se voient dépassés par les créatures numériques qu’ils ont contribué à créer…).
Après une telle réussite, on se réjouit même de savoir qu’une suite est en préparation : « La planète des singes » n’a pas fini de nous enchanter.

On retiendra…
Le renversement homme-singe, autorisé par l’usage massif et convaincant du numérique, n’a jamais été aussi vertigineux, d’autant plus que la mise en scène porte la réflexion.

On oubliera…
Le classicisme de cette histoire produit des métaphores puissantes, mais il manque un soupçon de mystère au scénario pour achever de faire de cet « Affrontement » un chef-d’œuvre.


« La planète des singes : l’affrontement » de Matt Reeves, avec Andy Serkis, Jason Clarke,…

mercredi 13 août 2014

Ce à quoi ressemblaient les Jeux de Rome (The Raid 2)

Il y a des projections, très rares, qui vous donnent l’impression d’assister à quelque chose d’historique. Le sentiment que personne, encore, n’avait fait ça au cinéma. Que personne n’avait vu un tel film auparavant.
Ce sentiment, c’est ce qu’on ressentait en 2012 à la sortie de « The raid ». Il s’agit pourtant d’un film d’action, venu de l’Indonésie, dirigé par l’anglais Gareth Evans. Aujourd’hui, deux ans après ce « choc », Gareth Evans et son équipe continuent sur leur lancée avec « The raid 2 ».


La stylisation n’est pas l’outrance
Le plus fort dans « The raid 2 » est que, malgré sa nature de « suite » reprenant sans bouleversement la mise en scène du premier opus, sa projection procure toujours la même sensation d’expérience inédite. Il faut le reconnaître : entre les deux films, personne – même pas à Hollywood, qui prépare cependant un remake – ne s’est encore approché de la folie de cette mise en scène qui catapulte le cinéma d’action dans le champ de l’art conceptuel.
« The raid 2 » est pourtant moins bon que « The raid », au-delà de l’évaporation de la découverte que constituait le premier opus. La faute en revient non pas à la mise en scène, toujours aussi dingue, mais au scénario, qui se veut beaucoup plus fouillé et complexe que celui de « The raid » – mais ne l’est en définitive absolument pas. Gareth Evans a visé à une certaine forme de classicisme du film de mafieux. Il déploie une intrigue d’infiltration convoquant une multitude de personnages répartis dans au moins cinq factions (la police, la police des polices, et trois familles de gangsters). Le tout s’étalant sur plusieurs années, ramenées à deux heures et demie pour le spectateur.
Briser les attentes du spectateur après l’intrigue riquiqui du premier « Raid » (une escouade de policiers doit nettoyer un immeuble de trafiquants, étage par étage) était une bonne idée. Gareth Evans ne manque pas de talent pour filmer ces dialogues, véritables confrontations verbales, avec une stylisation qui fait directement écho au cinéma de Nicolas Winding Refn (et plus particulièrement « Only God forgives » qui se déroule lui-aussi en Asie du Sud-Est) ou de Tarantino. Mais il franchit trop souvent la limite entre stylisation et caricature outrancière. En particulier lors des nombreuses scènes de torture complètement gratuites qui se répètent ad nauseam dans cette partie du film… Procédé beaucoup trop facile pour maintenir l’hyper lucidité du spectateur devant le film, même en dehors des scènes d’action, et qui fait basculer plus d’une fois le film du côté de l’abject.

Rendre palpable le présent
On croit alors la surprise de « The raid » complètement pervertie dans cette suite lorsque, enfin, l’intrigue se simplifie soudainement et redevient aussi consistante que celle du premier « Raid » : tuer, avancer d’un niveau, tuer,… Terminées les prétentions de cinéma classique ! Celles-ci ne pouvaient de toute manière pas s’accorder avec la stupidité abyssale de la « morale » finale du film. Cette pirouette, ce retour au jeu-vidéo, au ludique sans conséquence, est un véritable pied-de-nez aux deux heures de mille-feuille narratif qui lui ont précédé (on comprend alors que celles-ci servaient aussi à faire naître l’attente chez le spectateur). Et une délivrance pour le spectateur, rassuré de se retrouver face à un spectacle jouissif plutôt que devant une entreprise nettement plus malsaine...
Il s’agit là du point le plus singulier du cinéma d’Evans : en réduisant son scénario au spectacle le plus primaire (avancer et tuer), le film quitte sa condition de série B d’action pour gagner le statut d’expérimentation art et essai. En effet, lors de cette succession de scènes d’action, la narration est ramenée au présent le plus direct, pour être concentrée en du pur instantané. Le spectateur fait alors totalement corps avec les personnages à l’écran. Par ces combats hyper violents, filmés quasiment en temps réel au moyen de plans séquences ultra-chorégraphiés, d’un réalisme sans pareil (dans le sens où l’on voit que chaque coup fait – atrocement – mal), « The raid 2 » devient une expérience du présent. Le film n’est plus une simple projection, mais une expérience cinématographique, par la manière dont il se joue de l’empathie de ses spectateurs pour les impliquer dans la démesure qui se produit à l’écran. Les spectateurs souffrent à chaque coup qui est porté, tremblent face à la menace de l’ennemi suivant… Ils sont figés dans le ressenti du présent de l’écran. De plus, l’expérience est vécue collectivement : rares sont les films à procurer de telles sensations si intensément, qui sont capables de suspendre une salle entière. Devant « The raid 2 », la dimension collective d'une projection cinématographique est réjouissante, puisque l'on s'aperçoit que l'on souffle avec ses voisins aux mêmes moments pour relâcher la tension… et supporter le prochain déchaînement de violence.
Au générique final, « The raid 2 » vous déposera aussi fatigué que son personnage principal. Le signe d’un film véritablement hors-normes.

On retiendra…
La mise en scène des combats, qui transforme la vision en expérience intense de l’instant présent.

On oubliera…

Gareth Evans confond outrance et stylisation, et n’est sauvé que par la force irrésistible de son finale.

« The raid 2 » de Gareth Evans, avec Iko Uwais, Arifin Putra,…

mardi 12 août 2014

L’étranger (Under the skin)

C’est tel un inconnu que Jonathan Glazer arrive en 2014 sur les écrans de cinéma avec « Under the skin », après un passage en compétition à la 70ème Mostra de Venise. Jeune cinéaste, il ne signe que son troisième long-métrage… dix ans après le précédent, « Birth ».  Dix années, cela ne semble pas de trop pour préparer cette suite de visions hallucinées qui fait de « Under the skin » un film marquant irrémédiablement la mémoire.


L’objectivité de l’écrit et des images
Du roman éponyme signé Michel Faber dont « Under the skin » est adapté, Jonathan Glazer ne garde que l’intrigue générale et la localisation : une inconnue aux traits féminins parcourt en van les routes écossaises, cherchant des auto-stoppeurs isolés auxquels elle réserve un funeste sort… Pour le reste, le réalisateur transcende ce pâle matériau romanesque – presque un conte philosophique – traitant de l’« étranger ». En fait, Jonathan Glazer s’empare si bien de cette histoire au cinéma qu’on en vient à penser que l’écrivain Michel Faber s’est trompé de médium lorsque, le premier, il en a fait œuvre. Comment, en effet, rendre absolument étrangers les actions et les pensées d’une entité (au départ) non-humaine, tout en employant un langage nécessairement proche et accessible du lecteur ? Le roman se retrouvait enfermé dans une impasse. Au contraire, Jonathan Glazer montre qu’il est possible, par l’objectivité des images, d’exposer une altérité irréductible et incompréhensible, sans détruire l’intérêt de son œuvre pour ses spectateurs.

Double étrangeté
           Tout est étranger dans « Under the skin », et pourtant ses situations relèvent du commun : on y suit, la majeure partie du temps, une conductrice perdue demander son chemin à des hommes isolés, en leur proposant un voyage en stop. Mais quelque chose cloche dans l’attitude de la conductrice, qui tient à sa posture, son regard, ses émotions : elle semble en décalage avec la population d’hommes seuls qu’elle accueille dans son mini-van. Cette impression est encore plus vive lorsqu’elle se retrouve au milieu d’une société (la conductrice traverse parfois des villes, voire s’y arrête). Ce décalage entre la conductrice et l’humain, en forçant le déplacement du regard, rend tout étranger : non seulement la conductrice, donc, mais aussi cette humanité qui, bien qu’elle ne fasse rien d’extraordinaire (rentrer à pied du travail, se promener en bord de mer, faire ses courses, se retrouver dans une boîte de nuit) n’a jamais parue aussi mystérieuse et bizarre !
           Jonathan Glazer a eu l’idée géniale, pour faire naître cette double étrangeté, de faire jouer la non-humaine par une star planétaire, Scarlett Johansson, et, de la filmer en caméra cachée demander son chemin à de parfaits inconnus (qui jouent donc leur propre rôle). Ajoutant ainsi un niveau de lecture à son film, et conférant encore un peu plus de puissance à ces images qui n’en manquaient déjà pas.

Cinéma singulier et total
En effet : pour viser à cette objectivité seule à même de rendre compte d’une altérité impénétrable (dans la première partie), la mise en scène est d’une froideur – et en même temps, d’une beauté – inouïe. Plastiquement renversant, et accompagné d’une superbe bande originale, « Under the skin » enchaîne des séquences qui saisissent le spectateur et le figent dans une position stupéfaite devant la singularité de ce film à nul autre pareil. Parmi ces séquences citons la séquence d’ouverture, faisant penser à l’alignement des planètes de « 2001 : l’odyssée de l’espace », qui relève du poème visuel, de l’abstraction géométrique, et qui annonce en tout cas une altérité pure. Citons encore cet espace noir où la conductrice piège ses proies, là aussi totalement abstrait, où solide, liquide, mort et désir se mêlent dans un mélange terrifiant.
Dans sa composition d’une entité non-humaine, Scarlett Johansson trouve son plus grand rôle à ce jour. Un rôle à nul autre pareil, qui ne s’appuie pas sur la parole (seulement quelques répliques au sens anodin seront prononcées) et auquel l’actrice offre tout son corps.
           Le film baisse légèrement en force dans sa deuxième partie, lorsque Jonathan Glazer nous permet de comprendre le personnage de la conductrice. « Under the skin » perd alors un peu de son étrangeté radicale, mais pas de son excentricité, comme le prouvera la fin, d’une ambigüité là encore des plus marquantes.
          « Under the skin », par son étrangeté très dérangeante qui résiste à la compréhension, mais aussi par sa beauté, est un film au souvenir indélébile, une œuvre de pur cinéma.

On retiendra…
La singularité de cette œuvre de cinéma total et radical, qui éclate dès son ouverture.

On oubliera…
Une deuxième partie légèrement moins forte que la première.


« Under the skin » de Jonathan Glazer, avec Scarlett Johansson,…

dimanche 13 juillet 2014

Hotel (Xenia)

Cette « nouvelle épopée grecque » - comme le présente le distributeur du film – est effectivement un road movie situé en Grèce. Suite au décès de leur mère, deux frères albanais, Dany et Odysseas, partent à la recherche de leur père qu’ils ne connaissent pas, pour lui réclamer  une partie de sa fortune mais surtout sa reconnaissance, indispensable à l’obtention d’un passeport grec.


Un rempart à la crise
Sur cette amorce a priori lugubre comme une tragédie grecque, Panos H. Koutras déploie un univers très coloré, une folie, un humour qui évoquent beaucoup le cinéma de Pedro Almodovar. Semblant d’abord un peu forcée, l’extravagance du personnage principal, Dany, devient rapidement aussi attachante qu’elle agaçait au départ, à l’image du film dans son ensemble. Les embardées excentriques des deux frères,  qui insufflent émotion et énergie au long-métrage, font contrepoint au cadre nettement plus inquiétant où se déroule cette histoire, soit la Grèce en pleine crise de la dette, où sévissent en presque totale impunité des ligues d’extrême droite.
L’appel au rêve apparaît alors comme une nécessité pour Dany et Odysseas, capables de réinventer leur misère en conte de fées. C’est ainsi que sur le chemin les menant à leur père, Dany embarque bientôt son frère Odysseas dans des auditions pour concourir à l’équivalent grec de la « Star Academy ». Pour cette fratrie, le rempart le plus efficace contre la tristesse ambiante est les chansons de la diva italienne Patty Pravo, réinterprétées dans des fabuleuses scènes musicales où l’émotion souvent affleurante éclate soudainement. Interviennent aussi, à des moments toujours inattendus, des séquences oniriques, qui participent au décollement du film de ce dur portrait de la crise sociale grecque dépeint par ailleurs.
C’est cette capacité à réenchanter son environnement que Panos H. Koutras célèbre à travers cette comédie douce-amère. Koutras a la très bonne idée, avec les auto-persuasions de Dany, de piéger ses spectateurs ou de laisser planer le doute sans jamais trancher. Comme le montre la fin de son film, vivre importe plus que de débrouiller mensonges et vérités.

On retiendra…
Difficile de résister à la capacité de réinvention de ces personnages, pourtant persécutés dans la Grèce en crise. La mise en scène, lorsqu’elle ne résout pas les ambigüités.

On oubliera…
Le mauvais goût de certaines séquences se traduit parfois par quelque laideurs visuelles.

« Xenia » de Panos H. Koutras, avec Kostas Nikouli, Nikos Gelia,…

jeudi 12 juin 2014

Jimmy s'en va danser (Jimmy's Hall)

Ken Loach n’en est pas à sa première sélection cannoise puisqu’il a déjà par le passé présenté treize films sur la Croisette. Après son prix du jury pour « La part des anges » (2012), Loach revient donc avec « Jimmy’s Hall », qui raconte comment un dancing tenu par le Jimmy du titre a été perçu comme une menace pour le pouvoir dans l’Irlande d’après guerre civile – d’après « Le vent se lève », Palme d’or en 2006. Treize sélections déjà, et pourtant le maitre anglais a réussi à faire de la projection de « Jimmy’s Hall » un événement en annonçant lors de son tournage qu’il s’agirait de son dernier (et vingt-sixième !) film de fiction. Décision dont il était heureusement moins sûr au moment de la projection du long-métrage à Cannes. Heureusement, car Loach est une figure majeure du cinéma européen dont on voudrait continuer à suivre la filmographie, mais surtout parce qu’en se retirant maintenant, Loach ferait ses adieux avec un film bien mineur.


Continuité
« Jimmy’s hall » s’inscrit dans la continuité de l’œuvre de Loach. Il s’empare avec son inséparable scénariste Paul Laverty, d’une histoire irlandaise, certes méconnue, mais portée à l’écran par le cinéaste sans surprise. Le fait historique est très intéressant car il révèle une époque, l’Irlande des années 1930. Il montre l’emprise quasi rigoriste de l’Eglise sur cette société très figée, pas vraiment rétablie de la fin de la guerre, mais avide pour une partie de changement, de libération, d’ouverture. Ken Loach saisit encore une fois quelque chose de l’état d’esprit d’alors, montre un amour certain pour ses personnages, tous attachants quel que soit leur camp. Il est aidé par une distribution est exemplaire. Barry Ward est très charismatique dans le rôle de Jimmy Gralton.

Gagner une cause déjà emportée
La réussite de la construction des personnages, de l’interprétation ou encore de la photographie qui oppose à la grisaille froide, humide et boueuse des extérieurs la chaleur du Jimmy’s Hall est toutefois ternie par des imperfections de mise en scène. On citera par exemple une séquence en montage alterné qui entremêle passé et présent sans que le spectateur arrive à distinguer les deux convenablement, les acteurs paraissant aussi âgés dans les deux époques.
Avec toute la filmographie qu’il a bâtie, on sait d’avance quel camp Ken Loach soutiendra dans cette histoire : on aurait donc aimé que sa position dans cette histoire soit moins assénée. Lorsqu’il compare les deux camps, encore une fois au cours d’un montage alterné, le cinéaste fait basculer son film dans la comédie (volontairement) – mais ce changement de registre se fait au prix d’une caricature. Le réalisateur n’avait pas besoin de forcer ainsi l’adhésion de ses spectateurs aux associés de Jimmy Gralton – ils lui étaient déjà acquis par son charisme.
« Jimmy’s Hall » manque peut-être aussi de développements. L’intrigue sentimentale ne convainc pas vraiment et peut même paraître plaquée – elle est en tout cas paresseuse. L’éveil et les autres conséquences apportées par la réouverture du Hall sont aussi bien rapidement esquissés. Ce qui intéresse et est dépeint avec talent par Ken Loach est la transformation, bien malgré lui, de ce simple ouvrier exilé en figure quasi révolutionnaire qui inspirera la jeunesse et marquera les consciences malgré, ou à cause de, la répression absurdement violente dont il a été victime. C’est dans ces scènes collectives qu’on retrouve Ken Loach à son meilleur.

On retiendra…
Certaines scènes sont traversées par un vrai souffle revendicatif, porté par le collectif et le charisme discret de Barry Ward.

On oubliera…
Des erreurs de mise en scène et des basculements de registre qui fragilisent la puissance du film.


« Jimmy’s hall » de Ken Loach, avec Barry Ward, Simone Kirby, Jim Norton,…

mardi 3 juin 2014

La voiture (The rover)

En 2011, la maîtrise de David Michôd sur son premier long-métrage « Animal kingdom » – fresque familiale mêlant le cinéma de Scorsese à la tragédie antique – avait impressionné. Le réalisateur australien s’était retrouvé étiqueté comme l’un des réalisateurs anglophones les plus prometteurs du moment. Il aura donc fallu attendre trois ans pour voir, hors compétition au festival de Cannes, son deuxième long-métrage, et savoir si les espoirs placés en lui seraient récompensés.



L’anarchie règne après la fin du monde. David Michôd a imaginé une société qui n’en mérite plus vraiment le nom car sans repère, sans futur, où le code civil se résume à la loi du plus fort. L’inscription de ce lendemain d’apocalypse dans l’aridité des déserts australiens traversé par les lignes droites des routes rappelle d’abord l’univers de « Mad Max », mais il serait plus juste de citer le Far West comme référence.
Ce western impressionne et enthousiasme, au départ, pour sa radicalité scénaristique : le film ne s’embarrasse pas de scène d’exposition, ni même d’explications. Michôd fait entrer en collision des personnages que l’on devine être lancés sur des trajectoires mais dont la destination est insaisissable. La brutalité de ce futur implacable n’en apparaît que plus forte : voir ces inconnus (ils le sont tout autant entre eux que pour le spectateur) se battre pour la possession d’une voiture sans que leur but ne soit compréhensible si ce n’est la peur d’une violence plus grande encore accentue la désolation de cette après-fin du monde.
L’intrigue ultra resserrée autour de la poursuite quasi mutique fascine par les questions qu’elle ne manque de susciter et captive par l’imprévisibilité totale du comportement de ces personnages plein d’énigmes. A cela s’ajoute une construction efficace du récit. On s’apprête alors à découvrir un chef-d’œuvre du genre.
Dommage, alors, qu’interviennent ces dialogues à l’inanité terrifiante, censés accroître la tension, renforcer le mystère et l’inflexibilité des personnages, bref poser une atmosphère de durs à cuire qui finit par agacer. D’autant plus que Guy Pearce (froid, calculateur, laconique) et Robert Pattinson (tout en tics) cabotinent chacun dans leur registre… Cette surenchère ne serait pas loin, par moments, de tirer ce western vers le western spaghetti…
Reste la radicalité, le nihilisme total de cette histoire qui fait de « The rover » un film marquant, à défaut d’être réussi. David Michôd n’est pas encore un maître, mais il est toujours aussi prometteur.

On retiendra…
Le nihilisme de cette histoire. « The rover » montre que l’absurdité n’est pas forcément drôle.

On oubliera...
Le nihilisme, dans les dialogues, en fait une nullité. On aurait préféré que les cabotins Guy Pearce et Robert Pattinson se taisent.


« The rover » de David Michôd, avec Guy Pearce, Robert Pattinson, Scoot McNairy,…

dimanche 1 juin 2014

Le décollage (Bird people)


-          Je crois que l’on doit des excuses à nos lecteurs pour notre présence moins soutenue qu’à l’ordinaire dans les pages de ce site…
-          Il faut dire qu’avec le 67ème festival de Cannes et les reprises de ses sélections à Paris – toujours en cours – le calendrier des projections était si chargé que le temps nous a manqué ! Mais maintenant que nous avons pu voir la plupart des films de la compétition cannoise, il est temps de se remettre au travail.
-          Juste à temps, pour parler de ce qui était l’un des meilleurs films de la sélection officielle : « Bird people » de Pascale Ferran !
-          Un film qui représentait déjà un événement étant donné la rareté de sa réalisatrice (très impliquée par ailleurs) : « Bird people » est son quatrième long-métrage en vingt ans. Evénement, surtout, pour le secret gardé par la production autour du contenu du film…
-          C’est ce mystère qui explique sans nul doute la sélection de « Bird people » dans la section Un Certain Regard du festival de Cannes – il ne concourrait donc malheureusement pas pour la Palme d’or. La moindre exposition d’Un Certain Regard était peut-être la seule manière de protéger l’immense surprise qu’est le coup de force narratif qui intervient au mitan de la projection, pour que les spectateurs puissent eux-aussi en faire l’expérience à sa sortie en salles…
-          Nous ne vous dévoilerons donc pas ce qui est sans conteste l’idée de scénario la plus folle du cinéma français depuis bien longtemps… Mais sachez qu’il ne faut pas attendre la deuxième moitié du film pour être surpris par « Bird people ». L’ouverture du film – un voyage dans le RER B –, presque un film dans le film, expérimente déjà beaucoup. Pour raconter cette histoire dont on ne peut deviner le propos que dans les dernières minutes du film, Pascale Ferran multiplie les innovations. Sa mise en scène ose sans cesse, et convoque toutes les techniques narratives dans un grand ensemble (très ordonné) qui répond à la nature chorale de cette oeuvre qui souhaite s’inscrire dans la contemporanéité absolue.
-          « Bird people » se déroule en effet dans un hôtel à proximité de l’aéroport de Roissy, dans cet aéroport, dans les transports en commun,… : toujours dans des lieux de transit où est perceptible l’abolition de la notion de frontière de notre société moderne et mondialisée, mais où les individus ne se sont pas rapprochés pour autant.
-          Difficile au départ de saisir ce dont nous parle Pascale Ferran, avec cette forme qui s’adapte à la multiplicité éclatée de son sujet : en suivant deux personnages, le film glisse d’un lieu à un autre avec des surprises narratives qui surprennent constamment, et ne se laisse appréhender dans son ensemble que tardivement.
-          Pascale Ferran avait déjà démontré dans « Lady Chatterley », et pas forcément pour le meilleur, qu’elle n’avait pas peur du ridicule. Mais dans « Bird people », l’irruption de ce décollement de la réalité ne fait pas rire, mais émerveille par sa poésie et enthousiasme pour son innovation – idée par ailleurs techniquement superbe dans sa réalisation.
-          Au risque de réduire la surprise, on ne vous en dira pas plus : il faudra se rendre en salles pour en faire l’expérience…

On retiendra…
« Bird people » invente, ose, innove : un geste cinématographique magnifique.

On oubliera…
Si on peut applaudir Pascale Ferran parce qu’elle ose le ridicule, on ne la suit pas lorsqu’elle s’y complait – ce qu’elle ne fait heureusement que très rarement ici.


« Bird people » de Pascale Ferran, avec Josh Charles, Anaïs Demoustier,…