jeudi 12 juin 2014

Jimmy s'en va danser (Jimmy's Hall)

Ken Loach n’en est pas à sa première sélection cannoise puisqu’il a déjà par le passé présenté treize films sur la Croisette. Après son prix du jury pour « La part des anges » (2012), Loach revient donc avec « Jimmy’s Hall », qui raconte comment un dancing tenu par le Jimmy du titre a été perçu comme une menace pour le pouvoir dans l’Irlande d’après guerre civile – d’après « Le vent se lève », Palme d’or en 2006. Treize sélections déjà, et pourtant le maitre anglais a réussi à faire de la projection de « Jimmy’s Hall » un événement en annonçant lors de son tournage qu’il s’agirait de son dernier (et vingt-sixième !) film de fiction. Décision dont il était heureusement moins sûr au moment de la projection du long-métrage à Cannes. Heureusement, car Loach est une figure majeure du cinéma européen dont on voudrait continuer à suivre la filmographie, mais surtout parce qu’en se retirant maintenant, Loach ferait ses adieux avec un film bien mineur.


Continuité
« Jimmy’s hall » s’inscrit dans la continuité de l’œuvre de Loach. Il s’empare avec son inséparable scénariste Paul Laverty, d’une histoire irlandaise, certes méconnue, mais portée à l’écran par le cinéaste sans surprise. Le fait historique est très intéressant car il révèle une époque, l’Irlande des années 1930. Il montre l’emprise quasi rigoriste de l’Eglise sur cette société très figée, pas vraiment rétablie de la fin de la guerre, mais avide pour une partie de changement, de libération, d’ouverture. Ken Loach saisit encore une fois quelque chose de l’état d’esprit d’alors, montre un amour certain pour ses personnages, tous attachants quel que soit leur camp. Il est aidé par une distribution est exemplaire. Barry Ward est très charismatique dans le rôle de Jimmy Gralton.

Gagner une cause déjà emportée
La réussite de la construction des personnages, de l’interprétation ou encore de la photographie qui oppose à la grisaille froide, humide et boueuse des extérieurs la chaleur du Jimmy’s Hall est toutefois ternie par des imperfections de mise en scène. On citera par exemple une séquence en montage alterné qui entremêle passé et présent sans que le spectateur arrive à distinguer les deux convenablement, les acteurs paraissant aussi âgés dans les deux époques.
Avec toute la filmographie qu’il a bâtie, on sait d’avance quel camp Ken Loach soutiendra dans cette histoire : on aurait donc aimé que sa position dans cette histoire soit moins assénée. Lorsqu’il compare les deux camps, encore une fois au cours d’un montage alterné, le cinéaste fait basculer son film dans la comédie (volontairement) – mais ce changement de registre se fait au prix d’une caricature. Le réalisateur n’avait pas besoin de forcer ainsi l’adhésion de ses spectateurs aux associés de Jimmy Gralton – ils lui étaient déjà acquis par son charisme.
« Jimmy’s Hall » manque peut-être aussi de développements. L’intrigue sentimentale ne convainc pas vraiment et peut même paraître plaquée – elle est en tout cas paresseuse. L’éveil et les autres conséquences apportées par la réouverture du Hall sont aussi bien rapidement esquissés. Ce qui intéresse et est dépeint avec talent par Ken Loach est la transformation, bien malgré lui, de ce simple ouvrier exilé en figure quasi révolutionnaire qui inspirera la jeunesse et marquera les consciences malgré, ou à cause de, la répression absurdement violente dont il a été victime. C’est dans ces scènes collectives qu’on retrouve Ken Loach à son meilleur.

On retiendra…
Certaines scènes sont traversées par un vrai souffle revendicatif, porté par le collectif et le charisme discret de Barry Ward.

On oubliera…
Des erreurs de mise en scène et des basculements de registre qui fragilisent la puissance du film.


« Jimmy’s hall » de Ken Loach, avec Barry Ward, Simone Kirby, Jim Norton,…

mardi 3 juin 2014

La voiture (The rover)

En 2011, la maîtrise de David Michôd sur son premier long-métrage « Animal kingdom » – fresque familiale mêlant le cinéma de Scorsese à la tragédie antique – avait impressionné. Le réalisateur australien s’était retrouvé étiqueté comme l’un des réalisateurs anglophones les plus prometteurs du moment. Il aura donc fallu attendre trois ans pour voir, hors compétition au festival de Cannes, son deuxième long-métrage, et savoir si les espoirs placés en lui seraient récompensés.



L’anarchie règne après la fin du monde. David Michôd a imaginé une société qui n’en mérite plus vraiment le nom car sans repère, sans futur, où le code civil se résume à la loi du plus fort. L’inscription de ce lendemain d’apocalypse dans l’aridité des déserts australiens traversé par les lignes droites des routes rappelle d’abord l’univers de « Mad Max », mais il serait plus juste de citer le Far West comme référence.
Ce western impressionne et enthousiasme, au départ, pour sa radicalité scénaristique : le film ne s’embarrasse pas de scène d’exposition, ni même d’explications. Michôd fait entrer en collision des personnages que l’on devine être lancés sur des trajectoires mais dont la destination est insaisissable. La brutalité de ce futur implacable n’en apparaît que plus forte : voir ces inconnus (ils le sont tout autant entre eux que pour le spectateur) se battre pour la possession d’une voiture sans que leur but ne soit compréhensible si ce n’est la peur d’une violence plus grande encore accentue la désolation de cette après-fin du monde.
L’intrigue ultra resserrée autour de la poursuite quasi mutique fascine par les questions qu’elle ne manque de susciter et captive par l’imprévisibilité totale du comportement de ces personnages plein d’énigmes. A cela s’ajoute une construction efficace du récit. On s’apprête alors à découvrir un chef-d’œuvre du genre.
Dommage, alors, qu’interviennent ces dialogues à l’inanité terrifiante, censés accroître la tension, renforcer le mystère et l’inflexibilité des personnages, bref poser une atmosphère de durs à cuire qui finit par agacer. D’autant plus que Guy Pearce (froid, calculateur, laconique) et Robert Pattinson (tout en tics) cabotinent chacun dans leur registre… Cette surenchère ne serait pas loin, par moments, de tirer ce western vers le western spaghetti…
Reste la radicalité, le nihilisme total de cette histoire qui fait de « The rover » un film marquant, à défaut d’être réussi. David Michôd n’est pas encore un maître, mais il est toujours aussi prometteur.

On retiendra…
Le nihilisme de cette histoire. « The rover » montre que l’absurdité n’est pas forcément drôle.

On oubliera...
Le nihilisme, dans les dialogues, en fait une nullité. On aurait préféré que les cabotins Guy Pearce et Robert Pattinson se taisent.


« The rover » de David Michôd, avec Guy Pearce, Robert Pattinson, Scoot McNairy,…

dimanche 1 juin 2014

Le décollage (Bird people)


-          Je crois que l’on doit des excuses à nos lecteurs pour notre présence moins soutenue qu’à l’ordinaire dans les pages de ce site…
-          Il faut dire qu’avec le 67ème festival de Cannes et les reprises de ses sélections à Paris – toujours en cours – le calendrier des projections était si chargé que le temps nous a manqué ! Mais maintenant que nous avons pu voir la plupart des films de la compétition cannoise, il est temps de se remettre au travail.
-          Juste à temps, pour parler de ce qui était l’un des meilleurs films de la sélection officielle : « Bird people » de Pascale Ferran !
-          Un film qui représentait déjà un événement étant donné la rareté de sa réalisatrice (très impliquée par ailleurs) : « Bird people » est son quatrième long-métrage en vingt ans. Evénement, surtout, pour le secret gardé par la production autour du contenu du film…
-          C’est ce mystère qui explique sans nul doute la sélection de « Bird people » dans la section Un Certain Regard du festival de Cannes – il ne concourrait donc malheureusement pas pour la Palme d’or. La moindre exposition d’Un Certain Regard était peut-être la seule manière de protéger l’immense surprise qu’est le coup de force narratif qui intervient au mitan de la projection, pour que les spectateurs puissent eux-aussi en faire l’expérience à sa sortie en salles…
-          Nous ne vous dévoilerons donc pas ce qui est sans conteste l’idée de scénario la plus folle du cinéma français depuis bien longtemps… Mais sachez qu’il ne faut pas attendre la deuxième moitié du film pour être surpris par « Bird people ». L’ouverture du film – un voyage dans le RER B –, presque un film dans le film, expérimente déjà beaucoup. Pour raconter cette histoire dont on ne peut deviner le propos que dans les dernières minutes du film, Pascale Ferran multiplie les innovations. Sa mise en scène ose sans cesse, et convoque toutes les techniques narratives dans un grand ensemble (très ordonné) qui répond à la nature chorale de cette oeuvre qui souhaite s’inscrire dans la contemporanéité absolue.
-          « Bird people » se déroule en effet dans un hôtel à proximité de l’aéroport de Roissy, dans cet aéroport, dans les transports en commun,… : toujours dans des lieux de transit où est perceptible l’abolition de la notion de frontière de notre société moderne et mondialisée, mais où les individus ne se sont pas rapprochés pour autant.
-          Difficile au départ de saisir ce dont nous parle Pascale Ferran, avec cette forme qui s’adapte à la multiplicité éclatée de son sujet : en suivant deux personnages, le film glisse d’un lieu à un autre avec des surprises narratives qui surprennent constamment, et ne se laisse appréhender dans son ensemble que tardivement.
-          Pascale Ferran avait déjà démontré dans « Lady Chatterley », et pas forcément pour le meilleur, qu’elle n’avait pas peur du ridicule. Mais dans « Bird people », l’irruption de ce décollement de la réalité ne fait pas rire, mais émerveille par sa poésie et enthousiasme pour son innovation – idée par ailleurs techniquement superbe dans sa réalisation.
-          Au risque de réduire la surprise, on ne vous en dira pas plus : il faudra se rendre en salles pour en faire l’expérience…

On retiendra…
« Bird people » invente, ose, innove : un geste cinématographique magnifique.

On oubliera…
Si on peut applaudir Pascale Ferran parce qu’elle ose le ridicule, on ne la suit pas lorsqu’elle s’y complait – ce qu’elle ne fait heureusement que très rarement ici.


« Bird people » de Pascale Ferran, avec Josh Charles, Anaïs Demoustier,…

samedi 17 mai 2014

Un serpent qui se mord la queue (Morwenna)

Pour ce prix Hugo (2012), Denoël-Lunes d’encre n’a pas hésité à sortir un bandeau listant, sous la laconique accroche « Un chef-d’œuvre », les récompenses reçues par ce roman que l’on doit à Jo Walton, auteur jusque-là inconnue en France. Un chef-d’œuvre ? C’est avec enthousiasme qu’on début sa lecture.


Fées et gestes
« Morwenna » est le journal intime d’une adolescente de 14 ans, débutant au moment où elle est recueillie par la famille de son père, qui l’inscrit au pensionnat privé d’Arlinghurst. Morwenna vient de fuir le foyer maternel suite au décès de sa sœur jumelle, pour échapper à l’emprise de sa mère, qu’elle décrit comme une sorcière. Cette jeune galloise aura bien du mal à s’intégrer et à supporter la vie du pensionnat – avec d’autant plus de difficultés que là-bas, les fées sont quasiment absentes.
Morwenna et sa sœur Morganna ont en effet passé leur enfance à jouer avec les fées, et à pratiquer la magie comme ces êtres le leur demandaient parfois. Cette magie tout sauf spectaculaire, conséquence d’actes très simples et dont les effets sont indiscernables des hasards ou des coïncidences, est la meilleure invention de ce roman. Si Morwenna est convaincue de l’existence de cette magie, le lecteur, lui, ne peut y adhérer sans réserve : ce que l’adolescente décrit comme de la magie peut toujours s’interpréter de manière rationnelle. Cet écart entre les interprétations est particulièrement frappant dans la surprenante ouverture du roman, qui est sûrement – malheureusement – son meilleur passage.
                Jo Walton n’ira en effet pas plus loin sur ce versant de l’écriture au cœur du roman : comme l’annonce cette (formidable) introduction, « Morwenna » maintiendra jusqu’au bout son ambigüité. Le lecteur penchera alternativement d’un côté (journal d’une jeune fille réfugiée dans son imaginaire pour résister aux traumatismes qu’elle vient de vivre) ou de l’autre (journal d’une jeune fille résistant grâce à la magie aux menaces de sa mère) de la crête séparant fantaisie et réalisme au fil des entrées quotidiennes du roman. Le moment le plus ambigu étant sans nul doute le premier Noël que passe Morwenna dans la famille de son père.
                La construction de ce roman est donc particulièrement fine – mais elle n’est pas nouvelle. On peut saluer cette ambigüité, mais quelque part on est aussi un peu frustré de constater de page en page que cette construction, annoncée dès le départ, se poursuivra jusqu’au bout – et sans surprise.

Lecture de lectures
                Mais cet effet collatéral ne tempère pas de beaucoup la réussite, sur cette partie, du roman. Est bien plus problématique l’autre idée principale autour de laquelle se construit la narration du roman : les lectures de Morwenna. Pour l’aider à supporter le monde qui l’entoure, Morwenna n’a pas seulement recours à la magie : elle se réfugie aussi dans la littérature de science-fiction, de fantasy, ou la littérature tout court. Morwenna enchaine les lectures à un rythme peu commun (un livre par jour, au moins) et les décrit dans son journal intime. Le nombre d’ouvrages et d’auteurs cités dans « Morwenna » est saisissant. Tout lecteur de littérature de l’imaginaire se retrouvera forcément dans ses lectures et ses découvertes.
Les très nombreux paragraphes que consacrent Morwenna à ses lectures dans son journal intime, qui représentent au final une grande partie du roman, est la vraie invention de « Morwenna ». Raconter le parcours d’une lectrice de science-fiction dans un roman du même genre est une idée inédite, et qui s’intègre parfaitement au reste de l’intrigue puisque ces lectures, ces évasions dans l’imaginaire littéraire nourrissent l’ambigüité développée par ailleurs.
                Pour autant, cette idée a aussi ses limites : ce serpent qui se mord la queue, cet ouvrage de fantasy qui s’observe lui-même crée une dérangeante impression d’entre soi littéraire. Cette autocélébration – qui gagne un degré supplémentaire lorsqu’on se rappelle que le prix Hugo a été décerné à ce roman – ne correspond pas vraiment à l’ouverture sur le monde apportée par la littérature. Une idée pourtant bien et mieux présente à quelques entrées du journal intime de Morwenna…
                 Roman étonnant, bien construit, « Morwenna » est malheureusement perturbé par des défauts issus de ces plus belles idées. Sûrement pas un chef-d’œuvre, mais une œuvre intéressante.

« Morwenna » de Jo Walton, aux éditions Denoël, collection Lunes d’encre

samedi 10 mai 2014

Je me souviens (Tom à la ferme)


-          Le distributeur de « Tom à la ferme » de Xavier Dolan est bien trop prévenant… Si nos cousins québécois ne parlent plus exactement la même langue que nous, ce n’était pas pour autant nécessaire de sous-titrer le nouveau film de (et avec) Xavier Dolan, le montréalais surdoué.
-         En effet : Xavier Dolan – à 25 ans ! – est déjà le réalisateur de cinq films, sélectionnés à Cannes et à Venise. « Tom à la ferme » était en compétition officielle à la 70ème Mostra l’année dernière.
-          Xavier Dolan y joue Tom, qui se rend à l’enterrement de son compagnon, et se retrouve piégé dans la ferme de la famille du défunt, dans une ferme. « Tom à la ferme » : derrière cet excellent titre, si anodin et presque enfantin, se cache un noir thriller hitchockien, à la fois drôle et dur, qui séduit par ses audaces visuelles.
-          Le très prolifique québécois ne manque pas d’idées ! Son film comporte beaucoup de ruptures de ton, de dissonances, qui passent par exemple par des ellipses si foudroyantes qu’elles provoquent le rire, ou encore par la géniale musique de Gabriel Yared qui surgit inopinément et fait naître l’angoisse en quelques secondes.
-          On pourra aussi citer des procédés plus étranges encore, comme la réduction du cadre, qui se rétrécit progressivement, comme une visière, pour accentuer les scènes les plus tendues du film et la sensation d’enfermement vécue par Tom, le personnage interprété par le réalisateur.
-        Ce jeu avec les conventions cinématographiques dans un film pourtant très référencé, les surprises constantes et l’atmosphère déroutante de ce huis-clos imprévisible, malin, et parfois poignant, font de « Tom à la ferme » un petit chef-d’œuvre, dont la maitrise étonne chez un réalisateur aussi jeune ! Xavier Dolan n’en finit pas d’être prometteur.
-        Il manque juste un peu de mystère dans cette histoire – on est légèrement déçu à la fin de constater que le scénario est moins étrange que la manière dont il a été porté à l’écran… Dans quelques jours, Xavier Dolan montera les marches à Cannes pour présenter son dernier film, « Mommy », pour sa première sélection en compétition officielle (et non pas parallèle) à Cannes… et son premier coup de maitre incontestable ?

On retiendra…
Xavier Dolan joue avec les conventions et les émotions dans un huis-clos hors du commun.

On oubliera…
« Tom à la ferme » s’explique entièrement à la fin.

« Tom à la ferme » de Xavier Dolan, avec Xavier Dolan, Pierre-Yves Cardinal, Lise Roy,…

mardi 6 mai 2014

Etranges écologistes (Night moves)

Après « La dernière piste » (2011), western féministe et inquiétant, au souvenir persistant, Kelly Reichardt retourne au contemporain avec « Night moves » – mais pour filmer une fois de plus des hommes perdus dans la nature. Une œuvre qui s’inscrit dans la continuité de ses films précédents, qui a valu à Reichardt d’être de nouveau en compétition à Venise… mais c’est finalement au festival du film américain de Deauville que la réalisatrice a enfin été récompensée.


Description de gestes et de paysages
« Night moves » suit trois personnages dans leurs préparatifs de ce que l’on comprend rapidement être un attentat au nom de l’écologie. L’engagement de ces « décroissants » pour un mode de vie plus respectueux de l’environnement est total, puisqu’ils vivent en pleine forêt en marge de la société urbaine, presque coupés du monde.
Cette trame permet à la réalisatrice de redéployer sa mise en scène, si précise et brillante. Il y a d’abord son intérêt pour les grands espaces naturels. Les paysages, magnifiques, sont rendus dans une photographie dont les tons évoquent la terre mouillée. Il y a surtout son art de la précision : comme dans « La dernière piste », le film, tout du moins dans sa première partie, est une suite de préparatifs,  gestes dont l’ordinaire est encore renforcé par l’absence d’effets de mise en scène – presque aucune musique n’est là pour intensifier l’action ou poser une atmosphère, et les dialogues sont rares. A tel point que les motivations des personnages, les raisons profondes de leur engagement, sont et resteront énigmatiques.

Angoisse de l’étranger
Avec une mise en scène d’apparence si austère, on pourrait redouter que « Night moves » soit terriblement ennuyeux. Or non : cette narration minimale crée un suspense effroyable. Le paradoxe de la réalisation de Reichardt est qu’en restant dans la pure description, en réduisant au minimum les explications des gestes de ces personnages, elle provoque chez le spectateur de grands efforts d’implication. Le suspense vient du questionnement perpétuel dans lequel il se retrouve plongé : vers quoi tendent les personnages ?
N’étant pas expliqué, ces gestes – pourtant simples mais qui créent un sentiment d’attente croissant – finissent par faire peur. Face à l’engagement de plus en plus radical démontré par les personnages, le suspense s’est mué en inquiétude. Le moins rassurant d’entre eux est celui interprété par Jesse Eisenberg. L’acteur de « The social network » trouve ici un de ces rôles de marginal qui conviennent si bien à son jeu tout en tics et en décalages.
Kelly Reichardt ne filme que du pur quotidien, et pourtant celui-ci est paré d’une inquiétante étrangeté qui fait qu’on vit « Night moves » comme un film d’horreur. Ce tour de force de mise en scène, déjà accompli dans « La dernière piste », expose de nouveau sa puissance dans ce film qui cache encore son vrai sujet – ce n’est pas vraiment d’écologie dont il est question dans « Night moves ».

On retiendra…
La mise en scène qui insuffle un suspense puis une inquiétude proche de celle d’un film d’horreur à une suite de gestes pourtant très ordinaires. La photographie.

On oubliera…
On espère que Kelly Reichardt saura renouveler sa mise en scène dans la suite de sa filmographie. Le titre français du film.

« Night moves » de Kelly Reichardt, avec Jesse Eisenberg, Dakota Fanning,…

dimanche 20 avril 2014

Après moi le déluge (Noé)


-          On ne s’est toujours pas vraiment remis de la tornade « Black swan » en 2011. Le succès de cet inoubliable film a donné confiance aux producteurs d’Hollywood pour que Darren Aronofsky réalise son premier film à gros budget. Celui-ci en a profité pour s’attaquer à l’un de ses rêves d’enfance : « Noé ».
-          Ce n’était pas forcément notre rêve à nous… Le « film d’après », celui qui suit un chef-d’œuvre, est toujours attendu avec un mélange d’espoir et de crainte. Mais un tel sujet – un péplum biblique – ne faisait qu’exacerber les composantes de cette attente.
-          Et au final… Après avoir vu le film, je suis toujours autant déconcerté ! L’intention d’Aronofsky était claire : réaliser une épopée monumentale, un opéra mythologique et écologiste.
-          Je tiens à préciser que, bien évidemment, nul prosélytisme religieux dans « Noé » : Aronofsky s’empare de ce mythe comme il aurait pu le faire d’un héros de la mythologie grecque. Son but est bien, avec cette figure de l’inconscient collectif, d’atteindre à une grandeur épique.
-          L’ambition était belle… mais elle n’est pas complètement accomplie. Ce qui frappe tout de suite est la tonalité « heroic fantasy » de cette histoire… pourtant issue de la Bible ! Paysages et bestiaire fantastique (comme les Veilleurs, des anges déchus changés en pierre), magie omniprésente, combat et batailles rangées… jusqu’au Déluge, c’est visuellement très fort.
-          Les paysages, comme la direction artistique, sont aussi originaux qu’évocateurs. La Terre que parcourt la famille de Noé est à l’agonie. Si ce monde nous émeut, c’est parce qu’en filmant cette désolation, Aronofsky semble non pas nous décrire des paysages terrestres immémoriaux mais ceux de notre futur, voire notre très proche futur… C’est d’une efficacité redoutable.
-          Quand « Noé » ressemble à un cauchemar, la réussite d’Aronofsky est indéniable. Lorsqu’il montre l’humanité – condamnée à périr lors du Déluge – dans ces efforts pour récupérer l’arche, le film est une succession de scènes infernales, terrifiantes. Au moment du Déluge, lorsque des trombes d’eau transforment chaque plan en enfer liquide, le spectacle, comme le malaise qu’il provoque, est total. La puissance de la mise en scène – les cadrages de la foule des hommes sous la tempête, alliée aux vociférations et à l’interprétation démesurée de Ray Winstone, le chef de cette foule – fait de cette séquence l’une des plus impressionnantes du cinéma d’Aronofsky. « Noé » contient ainsi nombres de tableaux saisissant, extraordinaires visions…
-          … qui ne justifient pas, cependant, que l’on se réjouisse de ce passage (isolé ?) d’Aronofsky au blockbuster. Le réalisateur a trouvé avec « Noé » l’opportunité inédite de déployer un sens visuel du spectacle à grande échelle qu’on ne lui soupçonnait pas forcément. Mais cette attention au spectaculaire se fait au détriment des scènes plus intimistes, et qui sont curieusement très basiques. Les personnages, comme leurs rapports, restent très schématiques, trop rapidement brossés : un comble pour le réalisateur de « The wrestler » et « Black swan » !
-          Je pense que l’intention du réalisateur était par la relative simplicité du comportement de ces quelques personnages, qui ressemblent à des archétypes, d’atteindre à une grandeur digne d’un opéra…
-          Ce mouvement de simplification ou plutôt d’essentialisation s’applique à toute l’intrigue de « Noé », qui m’a souvent fait penser à une bande dessinée dont il manquerait certaines cases – j’aurais aimé plus de développements ! Si le Noé du film est un pur personnage « aronofskyen », entêté jusqu’à la folie dans la mission qu’il s’est imposé, ambigu et torturé, l’interprétation brute et physique de Russel Crowe est loin d’être aussi forte que celles de Mickey Rourke et Natalie Portman dans les deux précédents films du réalisateur…
-          Comme je l’ai déjà dit, la vraie performance du film est celle de Ray Winstone, qui est monstrueuse.
-          « Noé » n’est donc pas aussi puissant qu’on aurait pu l’espérer, mais, malgré ses défauts, c’est un spectacle des plus impressionnants.

On retiendra…
De grandes visions spectaculaires, oniriques ou terrifiantes, toujours très évocatrices. La transformation inattendue d’un épisode de la Bible en épopée mythologique d’heroic fantasy.

On oubliera…
Pour donner une force classique à ce péplum, le scénario a été concentré et épuré jusqu’à l’essentiel, ce qui transforme les personnages en archétypes. Des passages kitschs.

« Noé » de Darren Aronofsky, avec Russel Crowe, Ray Winstone,...