Sébastien
Lifshitz a filmé Emma et Anaïs, deux adolescentes de Brive-la-Gaillarde de
leurs 13 ans à leurs 18 ans. Filmer en temps réel l’adolescence, cela rappelle
immanquablement le très émouvant « Boyhood » (2014) de Richard
Linklater, qui avait été tourné pendant 12 ans, des 7 ans aux 19 ans de
l’acteur principal. La différence entre les deux films, outre celle de la durée
du tournage, est qu’« Adolescentes » est un documentaire, alors que
« Boyhood » est une fiction. La comparaison inévitable de ces deux
films qui racontent un même sujet mais ont été élaborés selon deux méthodes de
tournage soulève des questions passionnantes sur le réalisme et la vérité au
cinéma.
Programme
Selon le
principe du documentaire, Sébastien Lifshitz ne pouvait pas deviner ce qu’il
filmait (au moment du tournage) ni ce qu’il allait filmer (lors des prochaines
journées de tournage), puisqu’il s’agit de « la vie réelle » d’Emma
et Anaïs. La réussite de son film consacré à l’adolescence dépendait donc en
grande partie du choix de ses comédiens – ou plutôt, du choix de ses sujets. Et
c’est déjà là que le film cède à un premier biais : pour être sûr d’avoir
quelque chose d’intéressant à raconter, le réalisateur doit
« sélectionner » une adolescence dont il peut anticiper qu’elle
« aura du sens ».
Il a donc a
décidé (ou eu l’opportunité) de finalement filmer non pas une adolescence, mais
deux, celles d’Emma et d’Anaïs, qui sont amies malgré leur différence évidente
de classe sociale. A la découverte, dans les premières minutes du film, de la
différence d’environnement familial dans lequel vivent Emma et Anaïs, on devine
immédiatement, comme l’a sûrement fait avant nous le réalisateur, que leurs
trajectoires dans la suite du film (et donc lors des cinq ans du tournage)
seront très différentes.
Voir ce « programme »
se réaliser (et donc montrer comment l’on est déterminé par son origine
sociale) mais être quand même bousculé (et donc qu’une liberté existe, mais
finalement, marginale sur la période montrée par le film) est quand même
intéressant. Mais il met un peu mal à l’aise pour ce que cela révèle de calcul
de la part du réalisateur-documentariste. Un sentiment de gêne qui n’existait
pas dans « Boyhood », grâce au pacte de la fiction. De plus, à
l’inverse de Lifshitz, Linklater pouvait raconter l’adolescence à travers un
seul personnage, et s’assurer ensuite par l’écriture du scénario qu’il allait
être universel.
Physique quantique
« Adolescentes »,
comparé à « Boyhood », rappelle que tourner un documentaire, c’est un
peu comme observer une particule en physique quantique : l’observateur détermine
son état. Lorsqu’on regarde « Adolescentes », on ne cesse de se
demander comment la caméra et la présence du réalisateur ont perturbé ce qui était
filmé – car forcément, on imagine que ce tournage a eu une influence sur la vie
d’Emma, d’Anaïs et de leurs proches. Ce n’est en effet qu’en filmant en caméra
caché que l’on supprime l’influence de l’observateur sur le sujet observé. Cette
question subsiste malgré le soin apporté à la fabrication du
documentaire : des nombreuses heures de tournage et un travail de montage
qui a dû sélectionner les séquences où les sujets filmés avaient
« oublié » la présence de la caméra. Sauf que le spectateur, lui, ne
peut pas l’oublier : il sait que les personnes filmées ne sont pas des
acteurs, qu’il ne s’agit pas d’une fiction, et qu’ils ont vécu ces moments avec
une caméra à leurs côtés. Il y a des séquences où la « fabrication »
du documentaire semble quasiment manifeste : lorsqu’Emma s’oriente vers
des études de cinéma, on se demande d’où vient la surprise de sa mère, alors
qu’elle et sa fille sont au même moment dans le champ d’une caméra de cinéma…
La séquence finale du film laisse tout autant dubitatif : Emma et Anaïs se
retrouvent seule à seule comme deux amies très proches, comme au début du film,
alors que toute la deuxième moitié du long-métrage montre clairement qu’elles
s’éloignent l’une de l’autre du fait de leur parcours scolaire divergent. Jouent-elles
à une comédie de l’amitié, voulue par le réalisateur pour boucler son
documentaire ? Ou, si elles sont encore aussi proches, n’est-ce pas juste
à cause du lien entretenu par le tournage ?... Il s’agit moins ici de nier
la vérité de ce qui a été filmé, que de montrer qu’un questionnement accompagne
inévitablement le visionnement de ces séquences, questionnement qui n’existe
pas dans une fiction assumée telle celle de « Boyhood ».
La
comparaison des deux films sur l’adolescence que sont « Adolescentes » et
« Boyhood » s’avère donc très intéressante en ce qu’elle révèle de la
difficulté de retranscrire la réalité au cinéma. La présence non masquée de la
caméra vis-à-vis des sujets filmés a eu deux effets sur « Adolescentes ».
En perturbant la vie du sujet, elle empêche le documentaire d’accéder à la
vérité. En créant un questionnement dans l’esprit du spectateur sur ce qu’il
regarde, elle diminue le réalisme du film. Paradoxalement, parce que je savais
qu’il s’agissait d’une fiction avec des acteurs qui jouaient un rôle,
« Boyhood » m’a paru plus vrai et réaliste
qu’« Adolescentes ».
Identification
Un autre
facteur a joué en faveur de mon ressenti plus réaliste de
« Boyhood », qui tient à l’identification du spectateur au(x)
protagoniste(s) d’une histoire. Dans un documentaire, le spectateur ne
s’identifie pas complètement, car il sait que ce qui est filmé est la vie d’un
autre. Il va certes éprouver de l’empathie pour les personnages, mais il ne va
pas autant s’imaginer « à leur place » que s’il s’agissait de
personnages de fiction, car il y aura toujours dans son esprit une comparaison
entre sa vie et celles dépeintes à l’écran. C’est ce qu’avait magnifiquement
montré (et théorisé [1]) Arnaud
Desplechin avec son film « Roubaix, une lumière », exemple unique (?)
de remake de fiction d’un
documentaire (« Roubaix, commissariat central » de Mosco Boucault).
En
conclusion, malgré son approche documentaire au long cours,
« Adolescentes » n’atteint pas à plus de vérité qu’un film de fiction.
Il parait même bien fade comparé à « Boyhood » ou « La vie d’Adèle ». Mais il est passionnant pour les interrogations qu’il soulève
sur le réalisme au cinéma.
On retiendra…
Le documentaire montre bien,
hélas, la prédétermination scolaire due à la classe sociale.
On oubliera…
« Adolescentes » par
son approche documentaire, ne réussit pas à rendre passionnant la banalité du
quotidien. Il est aussi légèrement trop long.
« Adolescentes » de
Sébastien Lifshitz
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