dimanche 25 janvier 2015

Nausée et beauté (The smell of us)

Avec « The smell of us », Larry Clark a de nouveau droit à une sortie en salle, après son fameux « pied de nez aux escrocs d’Hollywood » lancé en 2012 – le réalisateur avait directement mis en ligne son film « Marfa girl » sur son site personnel (la location coûtait 5 euros). Il s’agit aussi d’un retour de Larry Clark en France après sa rétrospective au Musée d’Art Moderne qui avait beaucoup fait parler d’elle à cause de son interdiction aux moins de 18 ans par la Mairie de Paris. C’était en 2010, et c’est lors de cette rétrospective qu’il a eu l’idée de réaliser un film à Paris, le premier de sa carrière qui soit situé en-dehors des Etats-Unis.


Entrer dans l’image
L’œuvre de Larry Clark est hautement perturbante, pour ne pas dire choquante. Que ce soit dans ses films ou dans ses photographies, la question de la distance de l’artiste face à son sujet saute littéralement aux yeux. Devant son oeuvre, « Comment se fait-il qu’il puisse photographier ça ? Comment se fait-il qu’il puisse filmer ça ? » sont les questions que tout spectateur ne cesse de se poser. Les mêmes interrogations surgissent dès l’incipit de « The smell of us ». Et pourtant à cette ouverture l’on comprend que « The smell of us » est un tournant (ou un testament, selon les points de vue des acteurs) dans la filmographie de Larry Clark. L’artiste, pour la première fois, se met lui-même en scène, à travers deux personnages différents (mais égaux de vulgarité et grossièreté). Il y a deux manières de voir cette incrustation du réalisateur dans ses propres images. Vient-il de franchir la dernière limite à ne pas dépasser – la séparation entre l’auteur et son sujet, point de départ du « malaise Clark », étant réduite à néant dans son dernier film ? Ou y fait-il preuve d’une honnêteté rare, courageuse et pleine d’autodérision, en reconnaissant lui-même qu’il est là où il ne devrait pas être ?
Il est en fait difficile de trancher pour l’une ou l’autre manière de voir. « The smell of us », c’est du grand cinéma sordide. Maintenant qu’il est (et se voit comme) quelqu’un d’âgé, la fascination de Larry Clark pour la jeunesse est plus aigüe que jamais. Cette fascination s’incarne ici par un travail extraordinaire sur la peau des comédiens – il faut citer et saluer la beauté de la scène de la boîte de nuit, tournée dans les sous-sols du Palais de Tokyo, où s’amalgament des corps suants. Plastiquement très belle, elle est montée avec une suite de raccords impossibles qui étourdissent comme dans une transe, sensation encore rehaussée par l’arrivée inopinée dans la bande-son de « Ring them bells » de Bob Dylan. Lorsqu’il confronte parfois très crûment la jeunesse de la peau de ses acteurs au déclin de la vieillesse, il fait jaillir une mélancolie terrible et poignante.
Mais cette fascination, qu’il assume comme jamais puisqu’il se filme lui-même en adorateur fétichiste de la jeunesse, n’en reste pas moins extrêmement perturbante, et même malsaine – la répétition des scènes de sexe vire rapidement à l’infâme.

Forme hybride
Larry Clark ne prétend pas à la réalité documentaire, il lui préfère une fiction – très outrancière – plus à même selon lui de capter une vérité. Or, cette fiction a malgré tout pour le spectateur des allures de documentaire, et c’est cette confusion qui rend son cinéma si dérangeant. Cet aspect documentaire prend dans « The smell of us » une dimension inédite, puisque le film est visuellement comme narrativement marqué de ses nombreux accidents de production[1] (abandon d’acteurs en cours de tournage). Ceux-ci lui ont conféré une forme hybride, inachevée, qui paradoxalement s’avère très fructueuse car elle insuffle une énergie, une urgence à cette œuvre qui tient désormais autant du geste que du film.[2] Un exemple permet de saisir cette étrange alchimie : des images fortement pixellisées de l’action, aux couleurs détournées (saturées, solarisées, transformées), sont régulièrement insérées dans le film, participant à la construction de ce regard fasciné par la peau. Ces images viennent en fait d’un téléphone portable utilisé comme caméra et ayant brusquement subi une avarie en début de tournage.
Après être entré à l’intérieur de son œuvre, quelles nouvelles inventions peuvent encore faire évoluer le cinéma de Larry Clark ? Une chose semble sûre : le malaise ne sera jamais très loin.

On retiendra…
Larry Clark rentre à l’intérieur de son film, décuplant la force de son œuvre.

On oubliera…
En ne se cachant plus, Larry Clark aiguise le malaise que son travail provoque.

« The smell of us » de Larry Clark, avec Lucas Ionesco, Hugo Behar-Thinières,…



[1] Lire à ce propos l’incroyable journal tenu par l’assistant caméra, Romain Baudean, intitulé « Diary of a motherfucker assistant camera during the shooting of ‟The smell of us’’ »
[2] Cet aspect devrait être encore plus prégnant dans la version « director’s cut » du long-métrage, où l’histoire du tournage est mêlée à celle du film.

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