L’année
2013 aura été dominée par deux films :
« La vie d’Adèle » et
« Gravity ». A priori, rien de commun entre le
survival en apesanteur d’Alfonso Cuarón et l’histoire d’amour entre
Adèle et Emma d’Abdellatif Kechiche… Et pourtant, ces deux films se rejoignent
sur un objectif commun : écarter le cinéma de la théâtralité, créer un
film qui soit « purement cinématographique », c’est-à-dire qui ne
puisse être rattaché à aucun autre art ni aucune expression autre que celle du
cinéma.
Le cinéma a
depuis sa naissance emprunté aux autres arts : littérature, musique,
peinture, photographie… et le plus évident d’entre eux : le théâtre. Même
lorsqu’il a été reconnu comme un art (il ne faut pas oublier qu’à son
invention, le cinéma n’était vu que comme une attraction foraine par ses
inventeurs-mêmes), sa filiation avec les autres expressions artistiques
demeurait évidente.
Ainsi le
cinéma tel qu’imaginé par les frères Lumière (dès 1895) ressemblait-il d’abord à
une sorte de photographie animée : aucune histoire n’est racontée dans les
films des frères Lumières, qu’ils appelaient des « vues
photographiques animées ». Le cinéma de Georges Méliès (dès 1896),
consistant en une succession de tableaux, était directement inspiré du
music-hall et reprenait (et les améliorait) les trucages des prestidigitateurs
– Méliès en était un lui-même.
Il a fallu
l’invention du découpage en plans d’une même action (par George Albert Smith en
1900) pour qu’une véritable grammaire spécifique au cinéma apparaisse :
l’art du montage, qui se développera par la suite… en s’inspirant de techniques
narratives développées pour le roman (comme pour le montage en parallèle par
exemple).
Les
longs-métrages muets sont les premiers à extraire le cinéma de ses origines
théâtrales, par le biais des intertitres (apparu en 1900) : là où les
pièces de théâtre doivent débuter par des scènes d’exposition pour raconteur
une histoire, un intertitre suffit dès lors au cinéma ! Les intertitres
sont un exemple de technique narrative dont l’usage ne peut être rattaché à
aucun des arts dont le cinéma est issu. Et ce n’est qu’un début.
Rapidement, les contraintes du muet obligent les réalisateurs à développer un langage,
celui de la mise en scène et du montage, pour faire comprendre et donner du
sens à leur histoire.
Cependant,
ses « avancées » du muet seront oubliées à l’avènement du cinéma
sonore (à partir de 1927), qui débutera par une véritable crise artistique : le
cinéma se détache alors pour un temps de la mise en scène et se calque sur ce
qui peut être considéré comme du théâtre filmé… pour un temps seulement. Le
temps, justement, que les réalisateurs apprennent à maîtriser le son, et que
les spectateurs s’y habituent : on se met alors à repenser à la mise en
scène.
Aujourd’hui,
avec le son, la couleur, les effets spéciaux et la 3D, le cinéma est en
capacité de mimer presque parfaitement le dispositif théâtral… sans que cela
soit pour autant une voie à suivre. Si, avec le développement de la technologie,
le langage cinématographique s’est considérablement enrichi, celui-ci reste en
2014 encore très jeune au regard des autres arts : à peine plus d’un
siècle. Ce langage s’est développé grâce aux recherches et inventions des
réalisateurs. Il se développe toujours, encore aujourd’hui. Qui sont donc ces
réalisateurs qui essaient, plus que de le renouveler, d’extraire le langage
cinématographique des arts dont il est originaire – d’en faire un médium véritablement
unique, et inédit ?
Nous en
revenons donc à
« Gravity » de
Cuarón, à
« La vie d’Adèle » de Kechiche et, pour parfaire la liste
avec un dernier film de de 2013,
« A la merveille » de Malick. Trois
films qui proposent trois voies libératrices, trois expériences
cinématographiques uniques.
L’extraordinaire
force de
« Gravity » vient de sa continuité. Tourné en très long
plans-séquences, il embarque le spectateur dans une expérience qui se déroule
quasiment en temps réel : c’est toute la puissance du procédé.
« Gravity » est une pure expérience temporelle, qui est déjà
l’essence-même du cinéma. Celle-ci est de plus renforcée par l’urgence du
scénario, qui ne repose que sur des questions de temps : quand aura lieu
le prochain déluge de débris ?, quand manquerai-je d’oxygène ?, etc… Cette
impression de temps réel avait déjà été explorée par d’autres longs-métrages,
tournés en un seul plan-séquence (« L’arche russe » de Sokourov en
2002) mais jusque-là personne n’était allé aussi loin que Cuarón dans le
déplacement du champ. En plaçant sa caméra en apesanteur comme ses personnages,
en lui laissant une liberté totale de mouvement, passant de l’infiniment grand
à l’infiniment petit et du plan d’ensemble à la vue subjective en de longs
mouvements fluides, Cuarón réalise un acte cinématographique inédit. Plus que
du temps réel, plus qu’une direction des regards, plus qu’une manière virtuose
de narrer une histoire, la caméra sans gravité de
« Gravity » plonge
les spectateurs en apesanteur – sans que celui-ci ne quitte son siège. Une
sensation que nul autre média ne pourrait susciter… Creuser cette voie a
demandé de plus l’évitement d’un écueil, celui du jeu-vidéo (temps réel et vue
subjective), le grand piège de cette nouvelle forme de cinéma.
Si l’on est
autant emporté par
« Gravity », c’est aussi pour son réalisme,
renforcé par la 3D, essentielle à l’expérience. Le réalisme : c’est aussi
ce qui distingue le cinéma des autres arts, sa capacité de captation du réel
qui peut dépasser toutes les autres formes d’expression. C’est ce qu’a prouvé
Abdellatif Kechiche avec les chapitres 1 et 2 de
« La vie d’Adèle ».
Grâce à une direction d’acteur unique, une mise en scène entièrement tournée
vers l’acteur et la vérité qu’il peut transmettre, Kechiche capte au prix de
longs et (et selon la polémique, douloureux) efforts une succession d’instants
de grâce qui sont impossibles à reproduire aussi complètement ailleurs qu’au
cinéma – et certainement pas sur une scène de théâtre, à cause de la lourdeur
du dispositif, l’exigence du texte et surtout de la répétition. Un réalisme que
ne pourrait pas non plus apporter le documentaire, en saisissant des instants
« sur le vif » : comme en mécanique quantique, la présence du
regard de la caméra du documentariste perturbe le sujet qu’il regarde… laissant
fuir le réel. Kechiche donne au contraire le temps aux acteurs d’oublier la
caméra et le dispositif cinématographique, du plateau de tournage jusqu’à… leur
rôle, pour ne saisir qu’un être. C’est la magie de
« La vie d’Adèle », ce naturel miraculeux, qui a vieilli d’un seul coup toute
l’histoire de l’interprétation.
Un autre
cinéaste recherche cette captation de moments purs, de gestes, de grâce :
Terence Malick. C’est lui qui semble le plus à la recherche d’une forme
cinématographique inédite et détachée. Après quarante ans de recherche et cinq
films, l’aurait-il enfin trouvée ? C’est le mystère du plus secret des
réalisateurs, qui ne communique jamais autrement qu’avec ses très rares films –
rares jusqu’à 2013, où un de ses films (
« A la merveille ») est sorti
moins de deux ans après le précédent (
« The tree of life »).
De
« La balade sauvage » (1973) à
« A la merveille », le
style de Malick s’est de plus en plus radicalisé, faisant basculer son cinéma
dans une forme unique, qui ne ressemble à rien de connu – et qui en déroute
beaucoup.
« A la merveille » ressemble à un flux mis en images, une
succession de gestes filmés par une caméra toujours en train d’avancer,
légèrement en apesanteur. Pas vraiment de dialogues pour raconter cette
histoire, mais des voix off plus ou moins mystérieuses, une musique
extraordinaire et une mise en scène visuellement incomparable. Jusqu’où cette
recherche le mènera-t-il ? C’est la passionnante question qui surgit à la
fin de chacun de ses films… et dont on attendra la réponse, ainsi que celles
des autres cinéastes, en 2014.