En 2008, « Entre
les murs » de Laurent Cantet était la première Palme d’or française depuis
celle remportée par Maurice Pialat en 1987 pour « Sous le soleil de Satan ».
Ce désert de vingt-et-un ans sans qu’un film français ne soit récompensé par la
plus haute distinction cinématographique mondiale semble être désormais un
lointain souvenir, puisque la Palme d’or de Cantet a été suivie en 2013 par
celle décernée à l’incandescent « La vie d’Adèle : chapitres 1 et 2 »
d’Abdellatif Kechiche, et celle donnée cette année à « Dheepan » de Jacques
Audiard.
Une Palme d’or
française, récompensant un cinéaste à qui elle semblait promise depuis le
triomphe d’ « Un prophète » en 2009 (et que le cinéaste semblait
aussi rechercher – se reporter au discours de remerciement du réalisateur) a
tout lieu de nous réjouir. Et pourtant… « Dheepan » laisse perplexe.
Dheepan est
le nom d’emprunt d’un ex-combattant des Tigres tamouls, ayant réussi à fuir le
Sri Lanka à la fin de la guerre que son camp a perdu en formant une fausse
famille, avec une femme et une fille « de circonstance ». Cette
famille est liée par des liens artificiels mais poursuit le but commun de s’installer
en Occident, loin des atrocités de la guerre. Le film raconte leur installation
dans une banlieue parisienne.
Imprévisible
Le scénario
est des plus surprenant. « Dheepan » est un film hautement
imprévisible, que le spectateur ne réussira pas à ranger dans un genre précis. De
son ouverture à son épilogue, le film ne cesse d’évoluer, passant du « film
de guerre » au « film de clandestin », puis s’installe dans un
mélange de « comédie » et de « cinéma social » (qui serait
inspiré des « Lettres persanes » de Montesquieu), avant de virer au « thriller
social », à « l’histoire d’amour » et, pour finir, reboucler sur
le « film de guerre » (mais façon « Rambo »). L’ajout de
guillemets est volontaire, pour pointer d doigt l’absurdité de telles
étiquettes, et essayer d’expliquer ce trouble provoqué par ce film qui embrasse
et connecte beaucoup de genres, tout en restant rétif à une quelconque
classification.
Le mélange
des genres était, depuis ses débuts, une des signatures d’Audiard. Il n’a
jamais été aussi foisonnant que dans « Dheepan ». Il produit une fois
de plus des étincelles : que l’on songe seulement à l’inquiétant onirisme
de la scène post-générique d’introduction, où des lueurs fantomatiques
clignotent sur fond d’opéra jusqu’à révéler une image où pitié, humour, mépris et
vulgarité se disputent dans un mélange là-encore très perturbant, qui dit avec
une force incroyable la dureté de la condition de sans papier. Ou encore ces
sortes de « trouées poétiques » que constituent ces images d’un éléphant
dans une jungle, qui ramassent en un seul plan, que l’on n’est pourtant pas
capable d’expliquer, tout le mal du pays et le malaise du déracinement.
De nouveaux regards
Autre
signature d’Audiard : c’est un des meilleurs directeurs d’acteurs du
cinéma contemporain, l’un des très rares (avec Abdellatif Kechiche) à imposer de
réels nouveaux visages dans le cinéma français. Il suffit pour s’en convaincre
de voir les filmographies triomphantes de Tahar Rahim et Reda Kateb, révélés
dans « Un prophète », ou la carrière internationale de Matthias Schoenaerts
depuis « De rouille et d’os ». Audiard révèle ici et Antonythasan
Jesuthasan, exceptionnel, et pas seulement pour son parcours – « Dheepan »
lui serait largement biographique –, ainsi que Kalieaswari Srinivasan. Ils
réussissent très vite à capter l’adhésion du spectateur, au point de nous faire
paraître étranger notre propre culture, notre propre pays.
« Dheepan »
avance donc des territoires connus du spectateur mais en renouvelant le regard qu’il
leur porte, traversant pour cela des terres cinématographiques elles-aussi
connues, mais fondues dans un mélange qui ne l’est pas. Comme tous les films d’Audiard,
en fait. Sauf que… quelque chose finit par affleurer, que l’esprit du
spectateur ne va pas réussir à absorber. Une semaine après la projection, je ne
sais toujours pas si cela fait de « Dheepan » un très grand film, ou
un film raté – ça le rend en tout cas passionnant.
Un final osé et indéterminé
Depuis le
début, le film glissait souterrainement vers la fable. Cette banlieue dans
laquelle se retrouvent coincée la famille réfugiée vire tout au long de la
progression du film à l’archétype, puis dans le final à la caricature lorsque
Dheepan réveille ses réflexes enfouis et part en guerre. Ce final guerrier,
très impressionnant, magnifiquement filmé malgré sa grande violence, pourrait
apparaître comme une rupture, mais il a été préparé depuis le début par ce
mouvement insensible du film vers la fable, vers l’irréalité. Car c’est bien ça
qui choque : que le film abandonne d’un coup le registre naturaliste (preuve
qu’il était préparé, ce moment de basculement diffère selon les spectateurs). Le
réalisme de la mise en scène de Jacques Audiard, nécessaire à l’immersion du
spectateur et à son discours sur l’intégration, s’oppose à l’irréalisme de la
fable. Audiard tente ici le plus grand des mélanges des genres. C’est à ce
point perturbant, nouveau et déroutant que je ne sais pas encore si cette idée
était un coup de génie – un pied de nez formidable au naturalisme français, une
échappatoire dingue à ce canon du grand cinéma d’auteur français, justement
récompensée par la Palme d’or – ou un coup de grâce à un film qui commençait à craquer,
écartelé entre les appels contradictoires au réalisme du film social et à la
mécanique spectaculaire du film de genre. C’est maintenant à l’Histoire d’en
décider.
On retiendra…
Un film imprévisible, un mélange
des genres déroutant, traversé de grands moments de mise en scène, et aux
interprètes formidables.
On oubliera…
La narration du film s’appuie
sur des genres contradictoires qui finissent par le faire éclater dans un final
laissant perplexe, dont on ne sait s’il enfonce ou élève le film.
« Dheepan » de
Jacques Audiard, avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine
Vinasithamby,…
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