Depuis
2000, Alejandro González Iñárritu a imposé son nom dans le cinéma d’auteur
international en quatre films, tous sélectionnés et récompensés à Cannes et à
Venise. Après avoir réalisé un film en Europe (« Biutiful », 2010) et un autre
sur trois continents (« Babel », 2006), Hollywood lui a ouvert ses portes pour
son cinquième long-métrage, « Birdman ». Etape décisive pour un réalisateur, le
« film américain » peut tout aussi bien briser une carrière (« The tourist » de
Florian Henckel von Donnersmarck) que la lancer sur orbite (« Drive » de
Nicolas Winding Refn). Un tournant qu’Iñárritu aurait difficilement pu mieux
négocier : en remportant notamment les statuettes de Meilleur film et Meilleur
réalisateur, « Birdman » est le grand gagnant de la 87ème cérémonie des Oscars.
Les deux tranchants du plan-séquence
Il n’y a
pas de meilleur procédé d’immersion que le plan-séquence, car il restitue une
action en temps réel, sans effet de raccords, et atteint donc à un effet de réel
extrêmement puissant. Mais, pour un réalisateur qui l’emploie, le plan-séquence
est une arme à double tranchant. La complexité technique que demande sa
réalisation impressionne, et l’on peut très rapidement se retrouver à admirer la
perfection de l’exécution du plan, plutôt que de suivre l’histoire... D’où l’impression,
parfois, que le réalisateur l’utilise pour épater plutôt que pour servir son
propos. La faiblesse du plan-séquence vient paradoxalement de sa perfection :
elle rappelle en effet l’artificialité du tournage du plan, contrant du même
coup l’effet de réel recherché…
Le plan-séquence
est donc une affaire extrêmement délicate. Avec l’essor des techniques
numériques, il est devenu beaucoup plus facile d’exécution, et s’est banalisé,
pour des résultats pas forcément plus heureux.
Un procédé intelligemment utilisé…
Iñárritu a
donc pu mettre en scène son film « Birdman ou (la surprenante vertu de
l'ignorance) » sous la forme apparente d’un unique plan-séquence de
presque deux heures, grâce au travail formidable du chef opérateur Emmanuel
Lubezki. Impossible de le nier, la forme du film est impressionnante. La longueur
du plan fait qu’on finit par se défocaliser de l’exécution – évidemment parfaite
– du plan, pour revenir à l’histoire. Il s’agit du montage à Broadway d’une
production théâtrale, l'adaptation d’une nouvelle de Raymond Carver, par Riggan Thomson, acteur déchu d’une saga de
films de super-héros (« Birdman ») souhaitant se rebâtir une
notoriété artistique.
Le choix de
mise en scène d’Iñárritu vise à plonger le spectateur au cœur de l’agitation
qui précède les premières de la pièce, ainsi que celle qui s’est emparée de l’esprit
de Riggan Thomson, qui est parfois possédé par une folie où il se retrouve doté
des mêmes pouvoirs que le super-héros Birdman qu’il incarnait jadis. Le
plan-séquence permet à Iñárritu de supprimer toutes les frontières entre la
scène du théâtre et ses coulisses : la caméra organise un va-et-vient
incessant entre les deux espaces, renforçant l’agitation, le tourbillon, l’excitation
autour de la pièce, et faisant sentir le stress virant à la panique de Riggan
Thomson, acteur qui joue le futur de sa carrière artistique avec cette
production.
L’effet est
très efficace, mais le procédé atteint à une puissance supérieure puisque le
plan-séquence ôte aussi la barrière entre la rationalité et la folie du
personnage principal. Lorsqu’il se retrouve seul, Riggan Thomson se met à entendre
une voix et devient doué de pouvoirs tels que la télékinésie. Pour le
spectateur, le personnage semble donc être en proie au délire, et le film, nous
restituer sa vision intérieure en évoluant dans le registre du fantastique.
Mais l’absence de transition entre ces scènes et celles où le réel reprend ses
droits apporte une ambigüité très forte et fait douter de la folie du
personnage et du registre réaliste du film.
Le plan-séquence de « Birdman » abolit même
les frontières du temps, puisque des ellipses se glissent dans l’exécution du
plan, selon une utilisation plutôt géniale qui contredit l’effet de temps réel
du procédé. En confiant le rôle principal à Michael Keaton, Iñárritu essaye
même d’abolir la frontière entre le film et la réalité, puisque Michael Keaton
est lui-même connu pour être l’interprète de « Batman » dans les deux
films de Tim Burton.
… mais servant un propos trop peu fourni
Cette réalisation d’Iñárritu est donc très
intéressante, mais est malheureusement quelque peu disproportionnée par rapport
au sujet du film. « Birdman » aurait pu, peut-être, faire un
excellent court-métrage. Iñárritu montre le désir insensé de gloire et l’égoïsme
fou d’un acteur star, la grandeur et la petitesse inextricablement mêlé de ce
métier plein de paradoxes. Mais au bout de trente minutes de film, Iñárritu a
déjà tout exprimé, et telle la caméra qui ne cesse de parcourir et re-parcourir
les mêmes couloirs de coulisses du théâtre, le propos de « Birdman »
est répété, ressassé, encore et encore, jusqu’à provoquer le désintérêt. Cette
débauche de moyens et de virtuosité pour un propos qui tourne en boucle finit
par créer un décalage qui déçoit.
On se
rappelle alors qu’il y a moins d’un an sont sortis deux films sur le même
sujet, « Maps to the stars » et de « Sils maria ». Les
monstres dépeints par Cronenberg dans son oeuvres sur les mirages et les vices d’Hollywood
étaient bien plus fascinants et dérangeants que le personnage de Riggan Thomson
imaginé par Iñárritu. La réflexion d’Assayas était bien plus vertigineuse sur
ce qu’être acteur implique et exige.
« Birdman »
est donc loin du chef-d’œuvre promis par la pluie de récompenses qu’il a récolté,
mais n’en reste pas moins très intéressant pour sa forme, ainsi que pour les
performances exceptionnelles de Michael Keaton, Edward Norton et Emma Stone.
On retiendra…
L’effet de flou apporté par le
plan-séquence unique et pourtant elliptique.
On oubliera…
Iñárritu finit par tourner en
rond dans son théâtre, lassant le spectateur et faisant virer sa réalisation
virtuose à l’épate.
« Birdman » d’Alejandro
González Iñárritu, avec Michael Keaton, Edward Norton, Emma Stone,…