mardi 11 novembre 2014

S’approcher des étoiles (Interstellar)

Une brève histoire du cinéma
Depuis la sortie de « 2001 : l’odyssée de l’espace » en 1968, beaucoup sont les réalisateurs à avoir tenté d’égaler le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick. Citons quelques premiers exemples : la réplique soviétique à « 2001 » de Tarkovski (« Solaris », 1972), le « Star Trek » de Robert Wise (1979), l’adaptation cinématographique de la suite écrite par Arthur C. Clarke (« 2010 : l’année du premier contact » de Peter Hyams, 1984) – tous, sans être de mauvais films, échouèrent ne serait-ce qu’à s’approcher du vertigineux opéra métaphysique de Kubrick. Plus nombreux encore sont les cinéastes à y avoir fait référence, à tel point que « 2001 : l’odyssée de l’espace » a marqué un « avant » et un « après » dans l’histoire du cinéma.
Les années passant, et malgré les progrès spectaculaires de la technologie cinématographique, « 2001 » reste toujours le monument indépassable de la science-fiction au cinéma (et pour ma part, du cinéma tout court). Cette dernière année encore, trois films se sont explicitement confrontés à « 2001 » : « Gravity » d’Alfonso Cuaron, « Lucy » de Luc Besson, et « Interstellar » de Christopher Nolan.
J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de « Gravity » ici, mais cette expérience sensible du vide spatial, en maintenant le cap du réalisme, fermait la porte aux abîmes de réflexion qui se cachent dans l’espace. Je ne me suis pas abaissé à descendre la stupidité du film de Besson. C’est donc maintenant au tour – tant attendu – de discuter d’« Interstellar », en projet depuis 2006 entre les mains de Spielberg puis repris en 2012 par Christopher Nolan. Le réalisateur d’ « Inception » a une fois de plus l’ambition énorme de réunir divertissement échevelé et intelligence, dans cette nouvelle tentative de film total et d’odyssée spatiale.


Spectaculaire. Grandiose. « Interstellar » fait partie de ces très rares films où le retour à la réalité de la salle de cinéma une fois la projection terminé ressemble à une punition. L’œuvre de Nolan atteint un nouveau sommet, inespéré. « The dark knight rises » montrait en effet les signes d’un essoufflement du cinéma de Christopher Nolan, qui tournait en rond comme la toupie d’ « Inception ». En se tournant vers les étoiles, Nolan redonne un élan fabuleux à son cinéma.

Réactiver le rêve spatial
« Interstellar » exalte l’aventure scientifique, avec un souffle qui paraît tout droit venu de l’âge d’or de la SF (littéraire) des années 50. Contrairement à « Gravity », le film n’a pas pour seul horizon le berceau terrestre. Le vide spatial n’est pas moins hostile pour l’homme dans les deux films, mais l’espoir s’est déplacé de la Terre aux étoiles. Notre planète n’y est en effet plus un foyer mais est dépeinte comme un enfer en devenir, à fuir absolument. Cooper, le héros du film joué par Matthew McConaughey, est l’incarnation de la figure du pionnier : son désir de nouveaux espaces fait autant appel au western qu’à l’esprit de découverte scientifique.
« Interstellar » porte fort un message : il appelle à une réactivation du rêve spatial – en panne depuis la fin du programme Apollo en 1975 et la prise de conscience des (graves) problématiques écologiques. La direction artistique s’avère sur ce point particulièrement remarquable : les vaisseaux spatiaux d’ « Interstellar » sentent le vécu, les intérieurs sont sales, abîmés, usés. Cette technologie a des (fausses) allures d’anachronismes car elle semble avoir été directement extraite de l’épopée spatiale des années 1970. Comme si depuis cette époque, depuis « 2001 », ces vaisseaux avaient pris la poussière mais étaient restés fonctionnels : visuellement, le film « réactive » donc littéralement le rêve spatial ! (De quoi aussi mettre à l’abri le film des ravages du temps.)
On aurait tort de penser qu’à travers cet appel à la conquête spatial, Nolan valorise une fuite en avant, et l’abandon derrière soi de ses problèmes. Nolan défend l'idée que le repli sur soi est une impasse et ne peut conduire à résoudre les crises. La solution se trouve dans les étoiles, soit dans la recherche, l'exploration de nouveaux horizons, qu'ils soient célestes ou scientifiques : le film est ici particulièrement contemporain. Ce qu'affirme finalement « Interstellar », c'est que le goût de l’aventure définit plus proprement l’homme que ses racines terrestres.
         Cette affirmation parcourt toute la première partie du film, et se traduit par une série d’oppositions entre ceux qui rêvent d’ailleurs et ceux qui se bornent à l’ici. Par exemple, la confrontation de Cooper avec les directeurs de l’école où étudient ses enfants. Ou encore, la scène qui la précédait, la chasse en voiture du drone – déjà très riche en émotions. La soif de nouveaux espaces se lit dans le regard de Cooper et de sa fille. Les deux personnages ont les yeux braqués vers le ciel immaculé dans lequel file le drone. L’opposition est forte avec le fils de Cooper, qui n’est pas habité par ce désir d’aventure. Conduisant le véhicule à travers le champ familial, son horizon se réduit aux plants de maïs qu’il écrase. Empêtré par cette vision sans portée, absurdement terrestre, il se révèlera incapable de réagir lorsque son horizon s’ouvrira – brusquement – sur une immensité au sortir du champ (un précipice). L’émotion dans cette scène, au-delà de cette opposition et de l’intensité apportée par la course-poursuite, est aussi portée par la magnifique musique de Hans Zimmer. Le compositeur nous surprend encore en se renouvelant : pas de lourdes percussions mais des nappes sonores tirées d’un orgue, qui appellent à elles-seules à un voyage transcendant.

Du cinéma moderne
Cependant, « Interstellar » va bien plus loin que ces adresses à notre présent. Comme dans ses meilleures œuvres (« Inception » et « Memento »), Nolan a fait d’ « Interstellar » un film moderne, qui contient lui-même sa propre réflexion sur le cinéma.
Il y a ainsi ces jeux autour du temps extrêmement dramatiques qu’ont imaginé les frères Nolan dans leur scénario, et qui entrent en résonance avec le temps de la projection et l’expérience subjective qu’en fait le spectateur.
         Jusqu’à « Interstellar » la relativité apparaissait comme un frein terrible à la fiction : comment faire coexister sur le même plan dramatique des actions inscrites dans un temps dont l’écoulement n’est pas le même ? Les space opera réalisés jusqu’à présent n’ont tout simplement pas pris en charge la dilatation du temps (d’où les vitesses supraluminiques et autres hyperespaces de « Star Wars », « Star Trek » et consorts). Le plus grand tour de force du film est de faire de cette contrainte l’enjeu majeur du long-métrage, le fondement de toute sa dramaturgie : la question n’est en effet pas de savoir si Cooper réussira sa mission mais de savoir s’il l’accomplira sans vieillir trop vite la Terre. Cette histoire de temps qui se dilate s’avère vertigineusement intelligente lorsqu’elle est racontée sous la forme d’un film, œuvre qui se définit par la durée de sa projection, et qui dilate elle-même l’expérience du temps de ses spectateurs…

Une religion : le cinéma
         Pour faire ressentir ces échelles de temps différentes entre les lieux où se déroulent l’action, Christopher Nolan a recours à des acteurs différents pour interpréter un même personnage selon son âge (trois pour le personnage de Murphy), ou utilise un maquillage très peu marqué pour vieillir artificiellement ses acteurs. Ces deux conventions sont à rapprocher de l’usage limité des effets spéciaux numériques (les plans sur la carlingue du vaisseau de Cooper suffisent à raconter ses acrobaties aériennes) ou de l’obstination du cinéaste à tourner en pellicule[1] : s’expriment ici la foi de Nolan dans le cinéma, qui fait appel à la propre croyance du spectateur dans l’histoire qui lui est racontée, et qui rend plus émouvant encore ses long-métrages.

De la science(-fiction)
Le goût de Christopher Nolan pour la complexité – synonyme selon lui de divertissement – l’a amené à mettre en scène ce scénario qui, pour être totalement compréhensible, demande un minimum de culture scientifique (surtout sur la relativité). La nature hollywoodienne du long-métrage impose certes quelques scènes de vulgarisation. Celles-ci, sur l’appréhension de la quatrième dimension notamment, sont toujours administrées à Cooper et donc aux spectateurs – or il est impensable que des astronautes aient besoin de se faire expliquer ces notions en pleine mission. Excepté ces quelques minutes donc, force est de reconnaître l’audace salutaire de faire appel à l’intelligence de ses spectateurs dans un blockbuster. « Interstellar », c’est de la science-fiction avec de la vraie science dedans… ce qui est assez rare pour être signalé[2] (il suffit de regarder « Thor 2 » et autres Marvelleries pour comprendre ce que c’est vraiment, un gloubi-boulga scientifique !). Et comme le (re)prouve Nolan, spécialement avec la dilatation du temps déjà évoquée plus haut, la science est un terreau extrêmement fertile pour la fiction et la dramaturgie.
Cependant, mis à part le fameux « sense of wonder », la science seule ne peut faire naître seule l’émotion. C’est pourquoi l’histoire d’ « Interstellar » parle d’abord de sentiments humains (« Interstellar », c’est l’histoire d’un père qui veut revoir ses enfants), et qu’elle est aussi bouleversante. « L’amour traverse les dimensions » ose même avancer le film avant de le démontrer (fictivement)… Une idée belle et émouvante.



Dans les pas de Kubrick…
La dramaturgie d’ « Interstellar » se déploie à l’échelle du cosmos et est d’une densité ahurissante. Elle réserve un grand nombre de séquences d’une intensité et d’une émotion folles. Ces climax s’enchaînent, sans qu’il soit possible de les prévoir, de plus en plus puissants.
Arrive alors le point où Nolan, après avoir zigzagué autour,  se met à marcher exactement dans les pas de Kubrick. C’est au moment où Cooper, à l’égal de David Bowman dans « 2001 : l’odyssée de l’espace », plonge dans l’inconnu (le monolithe géant en orbite autour de Jupiter pour Bowman, la singularité d’un trou noir pour Cooper).
Si j’étais né en 1968, j’aurais pu dire que cela faisait 46 ans que j’attendais ce moment. Dans « 2001 », les minutes qui suivaient cette plongée dans l’inconnu le plus total, l’incompréhensible, sont les plus stupéfiantes – dans les deux sens du terme – jamais produites dans un long-métrage. Le long finale de « 2001 » est une sidération pure, une hallucination cosmique, que le double sens du  slogan « The ultimate trip » imprimé sur les affiches d’époque de « 2001 » décrit assez bien. Pour raconter l’inconnu, l’incommensurable, l’infini, Kubrick ne s’adressait plus à l’intellect de ses spectateurs mais à leur inconscient, leurs émotions. Lorsque Cooper plonge dans le sillage de Bowman, j’ai cru que Nolan allait oser de nouveau une pareille folie.
Il ne l’a pas fait. A partir de ce moment, le scénario d’ « Interstellar » retombe sur ses pattes, retrouve son allure de froide mécanique retorse et implacable qui broie dans ses rouages, certes monstrueux mais parfaitement logiques, les cerveaux de ses spectateurs – chose qu’il n’était pas jusque-là. Ce retournement du scénario sur les mystères qu’il avait (plus ou moins bien) semé auparavant n’est pas attribuable aux seuls diktats des blockbusters (qui imposent de ne pas trop perturber ses spectateurs) auxquels Nolan aurait consenti. C’est plutôt le resurgissement de la littéralité de Nolan, latente par ailleurs, qui éclate ici après avoir été si longtemps refoulée.
On pourrait en être déçu, mais la déception n’est pas si vive. Nolan a su faire jaillir cette possibilité, cette lueur d’espoir, dans un film aussi lourd que ce blockbuster, et en 46 ans c’est déjà énorme. Mais en un sens, si « Interstellar » fait pleurer, c’est aussi à cause de cette victoire finale de la raison sur la folie dans le blockbuster contemporain. Nolan a pourtant prouvé qu’il était capable d’oublier la littéralité : c’était la machine triangulaire apparaissant brièvement dans « Le prestige » (certes, directement inspirée du monolithe de Kubrick...). Christopher Nolan psychédélique[3], cela arrivera-t-il un jour ? Comprendra-t-il un jour que c’est la seule chose qui lui manque – et qui lui a manqué ici – pour toucher aux étoiles ?

On retiendra…
Nolan réalise une incroyable odyssée spatiale formidablement intense, intelligente et émouvante, telle qu’on en avait pas vu depuis « 2001 : l’odyssée de l’espace »…

On oubliera...
… tout en étant à des années-lumière de « 2001 : l’odyssée de l’espace ».

« Interstellar » de Christopher Nolan, avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastain,…




[1] Depuis la fin des projections argentiques dans le parc d’exploitation cinématographique hors patrimoine, « Interstellar » est le premier film à être distribué sous les deux formats de projection (numérique et argentique) : quelques copies 35mm et  70mm circulent dans le circuit français. Pour le distributeur, il s’agit avant tout d’un joli coup marketing, mais qui fera le bonheur des détracteurs du numérique et des nostalgiques de la pellicule.
[2] Ça n’apporte rien à l’expérience du film et ne valide pas sa pertinence scientifique, mais la post-production du film aurait aidé à la publication de deux articles scientifiques sur les trous noirs (source : Science et Vie)
[3] A ce titre, la démarche de raviver le psychédélisme  mise en œuvre en novembre par les Cahiers du cinéma (n°705) était – comme d’habitude – d’une remarquable pertinence, d’autant plus que la rédaction n’avait pas vu « Interstellar » au moment de boucler le numéro...

2 commentaires:

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