Sliv Dartunghuver, le héros de cette trilogie romanesque,
est membre d’une société secrète, nommée « CFR » pour
« Consortium de Falsification du Réel », qui s’emploie à modifier
l’Histoire pour infléchir le présent dans une direction, appelée Plan, connue
par les seules instances dirigeantes du CFR, le Comité Exécutif. Les agents de
cette organisation travaillent donc à inventer des « scénarios » puis
à falsifier toutes les sources qui feront passer ces fictions pour la réalité.
Excepté l’impératif de veiller à garder secrète l’existence du CFR, la seule
contrainte à laquelle obéissent les agents lors de l’écriture de leur scénario
est le respect du Plan.
Connaître le Plan, et donc la finalité de cette vaste
entreprise de falsification du réel qu’est le CFR, tel est le but de Sliv Dartunghuver,
qui va s’efforcer pour cela de monter les échelons hiérarchiques qui le
séparent de la révélation du Plan.
Les
falsificateurs : un début laborieux
C’est cette ascension que nous raconte Antoine Bello dans
les deux premiers romans de sa trilogie, qui débute par « Les
falsificateurs » (2007). C’est donc par ce roman qu’Antoine Bello
présentera, jusque dans ses moindres détails, le fonctionnement aux rouages
parfois complexes de la société secrète qu’il a imaginé. Les informations sont
révélées au lecteur au fur et à mesure qu’elles sont expliquées à Sliv.
Le vertige saisit le lecteur à la lecture des premières
pages du roman lorsqu’il découvre cette idée qu’il est possible de modifier la
réalité en changeant simplement (mais avec une extrême attention) un faisceau
de sources, et qu’une société y consacre toute son activité. Le parallèle avec
la littérature est en effet immédiat : le CFR écrit l’Histoire comme un
romancier écrit une fiction. En brouillant la frontière entre histoire et
Histoire, Bello crée un outil de réflexion puissant sur le pouvoir et la
nécessité de la fiction. Le vertige provient des interrogations dickiennes que
Bello soulève sur le réel (Quelle est la part de fiction dans notre réalité ?
Vivons-nous en fait dans une fiction ?)…
Mais ces interrogations comme ce vertige s’essouffleront
très (très) vite tant le romancier astreint son récit à la trajectoire, extrêmement
classique, d’un roman initiatique. Les péripéties sont téléphonées (on devine bien
avant le héros les méprises qu’il commet), et l’ascension irrésistible du héros
ne connaît presque aucun obstacle. Elle se déroule donc, mécaniquement, de page
en page.
Ce déroulé mécanique est encore renforcée par l’écriture d’Antoine Bello,
certes fluide, mais sans aspérités ni fulgurances, très linéaire, qui ne vise
qu’à l’efficacité et à la totale compréhension du lecteur. La manière dont
l’auteur nous prend sans cesse par la main pour ne pas nous perdre et guider
notre réflexion exaspère à chaque chapitre. Bello ne peut s’empêcher de tout
expliquer à son lecteur, ce qui assèche considérablement la portée de son
roman. On a ainsi l’impression de lire de la « science-fiction pour les
nuls », et de la science-fiction qui ne tient pas debout qui plus est,
tant l’existence de cette organisation apparaît comme bien improbable.
Ce que l’on regrette surtout, c’est que l’auteur reste
obstinément rivé au déroulé de son histoire (qui n’a pourtant rien de
passionnant) alors que son sujet appelait des manipulations du lecteur, des
retournements de perspectives, des jeux au niveau de la narration du roman…
Las, toute cette dimension « méta-romanesque » est totalement
absente. La fiction de Bello aurait pu devenir un scénario d’un des agents du
CFR, visant à distordre la réalité du lecteur. « Les falsificateurs »
restera très sagement une simple fiction, molle et peu originale. Très loin de
son potentiel.
« Les
éclaireurs » : une fiction à la construction virtuose
Une fois « Les falsificateurs » refermé sur un
sentiment d’échec, il me fallait de solides raisons pour poursuivre ma lecture
de la trilogie d’Antoine Bello avec « Les éclaireurs ». Ces raisons furent
très prosaïques : un prix littéraire, le prix France Culture-Télérama, lui
a été décerné en 2009 et – promesse d’une lecture moins laborieuse – le nombre
de pages des « Eclaireurs » est sensiblement inférieur à celui des
« Falsificateurs ».
Or, bien m’en a pris d’avoir eu la curiosité de lire la
suite malgré la déception du premier tome ! Dans « Les
éclaireurs », Antoine Bello a vraisemblablement tiré les leçons des
écueils de son précédent roman. A tel point que presque toutes les sources de
regrets des « Falsificateurs » sont devenues dignes de louanges dans
« Les éclaireurs ».
« Les éclaireurs » débute par les attentats du 11
septembre et se poursuit sur la préparation par les Etats-Unis d’une
intervention militaire en Irak. En parlant d’histoire contemporaine, de faits
connus voire vécus par le lecteur, le roman acquiert enfin la dimension
« métaromanesque » que promettait son sujet. L’auteur manipule les
sources dans son roman sans que l’on sache quelle part de fiction il y glisse.
On se retrouve très vite incapable d’évaluer la relation entre vérité et
fiction entretenue dans l’intrigue du roman. Sont-ce les vrais rapports qui
sont cités dans le roman, les vrais discours ? Où commence la fiction, où
s’arrêtent les faits ? La question surgit au détour de chaque page dans
l’esprit du lecteur, mais est aussitôt balayée par le roman : que importe,
en effet ? Le roman « Les éclaieurs », décrivant comment le CFR
a falsifié la réalité menant à la guerre d’Irak, n’est-il pas déjà lui-même une
falsification du réel ?
L’histoire imaginée par Antoine Bello questionne avec
virtuosité notre rapport avec la vérité, en démontrant – cette fois-ci,
exemples « historiques » à l’appui – que l’esprit humain lui préfère
la fiction. Comme dans « Les faslificateurs », la démonstration est
très didactique, l’écriture de Bello étant toujours animée des mêmes intentions
de clarté, mais la vitesse des échanges entre les personnages et la succession –
trépidante ! – de rebondissements et révélations font oublier ce
didactisme des dialogues et l’efficacité du style. La lecture est une source
permanente d’excitation intellectuelle. Le rythme soutenu des péripéties, les
ellipses parfois brutales qui accélèrent le récit et font sauter les temps
morts, alimentent cette excitation.
Dans sa dernière partie, le roman devient une réflexion
très intéressante sur l’importance de la fiction. Le parallèle entre les activités
du CFR et la littérature était une évidence depuis le début de la trilogie,
mais il est enfin exploité avec sens dans « Les éclaireurs ». Sliv et
ses collègues prennent un plaisir fou à écrire leurs fictions et à les rendre
réelles, tout en ignorant la finalité de cette activité. La révélation de cette
finalité à Sliv et au lecteur est une surprise qui ouvre des nouveaux champs de
réflexion, que le romancier explorera dans les derniers chapitres et ceux du
dernier tome de la trilogie, « Les producteurs ».
« Les éclaireurs » est donc une suite
indispensable à « Les falsificateurs ». Après sa lecture, le premier
roman de la trilogie apparait alors comme une très longue scène d’exposition à
l’action rythmée, passionnante et réfléchie de ce deuxième tome. Des défauts
subsistent toujours, qui semblent attachés à l’écriture et à la personnalité
d’Antoine Bello. « Les éclaireurs » reste un roman reste très
cérébral, pleins de dialogues, ses personnages tous d’une éloquence rares
n’existent que par et pour leur intelligence, qu’ils mettent quasiment tout le
temps au service de leur travail. Les histoires d’Antoine Bello manquent de
chair et d’incarnation.
« Les producteurs » : une fin en demi-teinte
« Les producteurs » : une fin en demi-teinte
Dernier
volet de la trilogie, « Les producteurs » est sorti en mars dernier.
La curiosité était vive pour le contenu de cette histoire, qui, contrairement
aux deux romans précédents, échappe à la trame du roman initiatique. Sliv Dartunghuver
étant parvenu au sommet de la hiérarchie à la fin du précédent volume – que
pouvait-il bien lui arriver après ?
Dans « Les producteurs », le CFR est confronté à
la dissémination de certains de ces scénarios de falsifications, égarés par un
agent lors d’un voyage en taxi. Or, les dossiers oubliés se retrouvent « réalisés »
dans la réalité au cours des mois puis des années suivant cet oubli.
Après avoir fait s’affronter le CFR à une autre puissance
falsificatrice (le gouvernement des Etats-Unis) dans le volet précédent,
Antoine Bello confronte ici le CFR à l’Histoire-même, telle qu’elle s’écrit
chaque jour. Il fait s’interroger sur la portée réelle d’une organisation comme
le CFR. Il développe ainsi sa pensée sur la contamination du réel par la
fiction. Celle-ci est déployée en filigrane tout au long du roman, mais,
faisant appel à un personnage de producteur hollywoodien (d’où le titre du
roman), l’auteur livrera quelques chapitres au propos un peu plus appuyés. Ecrits
avec un style toujours aussi didactique, qui rend les explications limpides, ils
traitent du fonctionnement de la mémoire. L’homme s’aide de fictions pour se
souvenir, la mémoire est malléable et inexacte, car l’on se souvient en se
racontant des histoires. Par ce thème, Antoine Bello achève sa réflexion sur la
falsification, en montrant que celle-ci est constitutive de la nature de
l’homme.
Cet aboutissement est donc intéressant, mais pour le reste
rien n’a changé d’un iota. La lecture est agréable, efficace, mais toujours
aussi lisse. Les conversations des personnages sont virtuoses mais toujours
aussi peu incarnées. L’absence de but, ou de point focal narratif dans ce
dernier volume – comme l’était la révélation de la finalité du CFR dans les
volets précédents – rend la lecture moins passionnante. Sans grande nouveauté
dans le développement de ce dernier opus, la sensation de redite n’est pas loin
de poindre.
La
recherche d’armes de destruction massive en Irak était dans « Les
éclaireurs » un sujet idéal pour faire s’affronter deux entités autour de
l’objectivité des faits historiques. Dans « Les producteurs », Bello
a de nouveau besoin d’un affrontement entre deux versions de l’histoire, et il
choisit ici – et c’est un formidable exemple du point de vue narratif – la
question du réchauffement climatique. On comprend que Bello plaide pour la
discussion et le respect de tous les points de vue, car il ne saurait y avoir
de progression sans discussion. Mais plane quand même dans le roman une
ambigüité certaine quant à la position de l’auteur sur la question climatique…
Une levée de l’ambigüité aurait amélioré le propos du roman sans rien diminuer
à sa qualité. C’est un peu dérangeant (ou est-ce une provocation ?) – mais
cette question reste très secondaire quant à l’intérêt du roman.
Moins
ébouriffant que « Les éclaireurs », « Les producteurs »
parachève la réflexion passionnante développée par Antoine Bello sur les
pouvoirs de la fiction dans cette trilogie des « Falsificateurs »,
sans que les défauts de l’écriture de Bello ne soit corrigé. Une bonne
conclusion en somme, mais dont on espérait un peu plus.
« Les
falsificateurs », « Les éclaireurs », « Les producteurs »
d’Antoine Bello, Gallimard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire