Cinq ans
ont passé depuis « La vie d’Adèle, chapitres 1 et 2 »… et beaucoup de
choses ont changé depuis sa présentation triomphante (trois Palmes d’or !)
au festival de Cannes. Il semble que les multiples polémiques qui ont entouré
la fabrication houleuse du film aient eu finalement plus d’impact sur la
carrière et l’image de Kechiche que son énorme succès public (un million
d’entrées) et critique. Dans un contexte « post-Weinstein », est-ce
pour cela que « Mektoub my love, canto uno », son nouveau film, n’a
pas fait événement en-dehors du public cinéphile ? C’est fort regrettable
que l’un des meilleurs (si ce n’est le meilleur) films de l’année n’ait été
salué que par la presse.
« Mektoub
my love » était présenté comme l’adaptation du roman « La blessure la
vraie » de François Bégaudeau, émouvante et très drôle évocation d’amours
adolescentes au cours d’un été au bord de la mer. Sans surprise, le film se
révèle être très lointainement inspiré du roman, Kechiche n’ayant conservé que
quelques noms de personnages, et l’idée de célébrer la jeunesse au soleil. A
partir de cette très vague intrigue, Kechiche a réalisé, si ce n’est son
meilleur film, son plus radical à ce jour : une intrigue minimaliste (en
apparence) racontée dans une durée hors norme de trois heures… pour cette
première partie seulement, puisque ce « canto uno » devrait être
suivi d’au moins un autre film.
Sublime réel
« Mektoub
my love » ne tient et ne se justifie que par sa mise en scène naturaliste,
attachée jusqu’à l’obsession à retranscrire la vérité. Kechiche est le cinéaste
contemporain le plus doué pour capter le réel, et il n’y a rien de plus
fascinant qu’un film qui disparaît sous nos yeux pour devenir du réel. Voilà
donc comment à partir d’un scénario qui semble inexistant, le cinéaste atteint
par la grâce de sa mise en scène à des émotions, des sentiments et des
sensations que rarement le cinéma ne réussit à faire éprouver, surtout avec une
telle évidence. Que ce soient des discussions sur la plage ou des danses en
boîte de nuit, les scènes s’étirent et s’étirent… mais sans que la durée ne
provoque à un quelconque moment l’ennui. La vérité de ce qui se joue à l’écran,
par son pouvoir de fascination, a absorbé la notion de temps pour le
spectateur.
Le film
contient d’autres coups de force que sa durée extraordinaire. Le plus frappant
est son incipit. Le film s’ouvre quasiment sur une scène de sexe très crue qui fait
craindre le pire – mais qui ne sera suivie d’aucune autre. Il fallait une
audace incroyable pour ouvrir un film d’une telle manière. Cette scène brûle la
rétine et reste gravée dans l’esprit du spectateur comme une rémanence, de la
même manière qu’elle s’imprime dans l’esprit d’Amin, le personnage principal du
film, voyeur involontaire de la scène.
Méta
Ce
personnage principal, très effacé, qui se contente la plupart du temps
d’écouter et de regarder ses camarades, il est évident dès l’ouverture du film
qu’il est un double du cinéaste. Cette projection de l’auteur dans sa propre
œuvre, qui permet au réalisateur d’indirectement s’expliquer et de se critiquer
lui-même, est la marque la plus évidente de la dimension
« métacinématographique » du film, inédite dans l’œuvre de Kechiche
et que l’on n’aurait pas imaginée dans un cinéma aussi ancré dans le réel. Quelques
détails seulement rendent compte de l’existence de cette dimension « méta »
– jeu qui sonne (volontairement) faux au début du film, une synchronisation
bizarre du son à la fin – des détails certes, pourtant évidents face à l’exigence
de la mise en scène du reste du long-métrage.
Kechiche
emprunte ici une voie inédite dans son travail de restitution du réel. Le
cinéma est une affaire de croyance. Comme ne cessent de le démontrer l’absence
d’affects associés aux effets spéciaux numériques dans les blockbusters d’aujourd’hui,
laisser paraître un peu de l’artificialité d’une mise en scène renforce
paradoxalement l’adhésion du spectateur à l’histoire qui lui est racontée, et
donc le réalisme du film. En résumé, il faut de l’artificialité pour s’approcher
du réel, et c’est ce paradoxe qu’explore étonnamment Kechiche dans « Mektoub
my love ».
On notera
enfin, fait inédit, le retour d’une actrice d’un précédent film de Kechiche, Hafsia
Herzi, qui est ici extraordinaire, et l’utilisation d’une musique
extradiégétique qui vient ponctuer le film à plusieurs reprises dans ses
moments les plus joyeux. Cette épopée intime et solaire réjouit et émeut comme rarement…
et l’on est heureux de savoir qu’il y a encore une partie 2 à découvrir !
On retiendra…
Le réalisme de la mise en
scène de Kechiche, que la mise en scène interroge elle-même, l’émotion, la joie
qu’insuffle le film, la vitalité des comédiens.
On oubliera…
Il faut maintenant attendre
pour voir la suite de cette histoire découpée en (au moins) deux parties…
« Mektoub my love, canto
uno » d’Abdellatif Kechiche, avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim
Kechiouche,…